De ténèbres, d’étoiles et de feu

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Elle s’aperçut bien vite, qu’il s’agissait en fait d’une sorte de grand rocher à la forme humanoïde. En déséquilibre, prêt à tomber dans le vide, le rocher masquait de la route l’entrée d’une grande crevasse noire et sans fond. Cette crevasse était-elle là depuis longtemps ? Ou bien avait-elle été causée par la tempête ? Lise supposait que celle-ci avait agrandi une fissure qui se trouvait déjà dans le sol. La curiosité éveillait le cœur et l’esprit de Lise et elle mourait d’envie de descendre le long de l’étrange gouffre, qui semblait être aussi sombre et profond que l’univers était grand... Elle avait toujours été avide de découverte mais on l’avait envoyée sur ce terrain, en tant que biologiste, car il y avait une petite chance qu’elle trouve ce qui était aujourd’hui le plus cher à l’humanité. Elle se retourna pour observer sa lointaine ville d’Atlante. Lise devait remplir sa mission et inspecter cette terre ancienne, qui lui semblait imprégnée de quelque chose de puissant. Sans se laisser le temps de réfléchir ou d’hésiter davantage, Lise descendit le long de la paroi de pierre noire, qui lui offrait de nombreuses prises confortables. Sa descente lui sembla durer l’éternité d’un instant et lorsqu’elle atteignit le sol, elle entendit le glougloutement d’une rivière qui semblait surgir du cœur même de la roche. Lise se retourna.

La lumière de l’astre solaire n’osait descendre jusqu’au fond de l’immense caverne devant laquelle elle se trouvait, mais Lise ne le remarqua même pas, subjuguée par l’éclatante beauté de la caverne ténébreuse où elle était tombée, qui se déployait devant elle. De longues coulées de lave serpentaient paresseusement, éclairant le sol noir des couleurs d’un coucher de soleil. Elles semblaient pulser, au rythme des battements du cœur de la Terre, répandant son sang chaud dans les tréfonds de ses entrailles de pierre. Le feu coulant en rivière jetait des éclats sombres sur le sol aux aspérités tranchantes et aux courbes douces. Dans les parois et le sol de cette caverne, se nichait une immense ville taillée dans la roche noire sous la surface de la Terre, et qui semblait l’œuvre d’un Dieu... Des avenues et des habitations dissimulées dans les ombres et les ondulations de la roche et contournant les longues coulées de lave, invisibles à qui ne regardait pas attentivement.
Mais ce que Lise admirait le plus, c’était les immenses colonnes noires, piquées d’argenté et veinées d’or, qui semblaient trop grandes pour avoir été façonnées de main d’homme, et trop finement ciselées et décorées pour avoir été sculptées par la Terre elle-même. Ces colonnes, surgies des ténèbres, se perdaient dans l’obscurité du plafond, tellement immenses qu’elles paraissaient irréelles, illusions qu’un souffle faisait vaciller, qu’un mouvement faisait s’effondrer. Noires, elles brillaient d’éclats de diamants incrustés dans la roche, comme de petites lumières reflétant le feu dans un monde si noir que la lumière des étoiles n’y était jamais parvenue. Ces colonnes titanesques soutenaient ce qui était le plafond de cette grotte, lézardé de profondes fissures, sans doute en partie dues à la tempête. La roche des murs, des sols et des plafonds était aussi veinée de lignes de feu, brillantes des couleurs de l’aube ; et de minuscules points blanc brillant, qui projetaient des éclats froids sur la ville, et était gravée de dessins, à la fois magnifiques et hideux. Ce lieu entier ressemblait à un grand pan de velours noir, parsemé de diamants aux reflets rouges et pourpres. Le miroir d’un ciel de nuit étoilée, qui n’avait jamais vu l’univers, enfermé entre les bras de la Terre, et qui devait être là depuis la naissance du monde.

C’était une cité d’étoiles et de feu. Tout en elle semblait être libre. Libre des contraintes du temps ou des lois de l’univers. Rien ne semblait réel et pourtant tout était vrai. Un monde hors du temps.

En ces lieux régnait un silence doux et tranquille, comme révérencieux. Mais de légers sons venaient troubler ce silence paisible. Le son de gouttelettes d’eau qui s’infiltraient dans la roche depuis la surface de la Terre pour perler en larmes scintillantes dans les eaux sombres de la rivière qu’avait aperçue Lise, et qui semblait jouer avec les arabesques de la lave tranquille, suivant ses méandres, sans jamais oser s’en approcher de trop près. D’autres sons tendres, comme le rire cristallin d’un enfant que Lise entendit au loin, résonnaient au milieu d’une symphonie de bruits ténus, inaudibles pour qui ne prêtait pas attention. C’était comme si chaque son avait une grande importance, chaque inspiration, chaque battement de cœur. Lise commença à comprendre quand ses yeux suivirent des êtres humains, sillonnant les allées entre les rivières de lave et les niches dans la roche. Des êtres descendants de Néandertal mais ayant évolué différemment de l’Homme de surface, coincés sous le manteau de la Terre, qui s’appuyaient sur des bâtons pour trouver leur route et tâtaient les murs, leurs yeux blancs et aveugles fixés sur des murs noirs qu’ils ne verront jamais. Lise ignorait s’ils avaient eux-mêmes gravé les dessins de la roche et comment… Leurs yeux sans pupilles se fixaient partout sans jamais rien voir, et une pensée lointaine de biologiste indiqua à Lise que les animaux piégés dans des cavernes sous la surface de la Terre perdaient souvent la vue après quelques générations. Cependant ils devaient avoir développer leurs autres sens, ou peut-être des sens nouveaux… Ils étaient si proches des hommes que Lise connaissait, … et pourtant si différents, alors qu’ils leurs survivraient peut-être. Malgré tout, Lise ne pouvait s’empêcher de se sentir triste pour ces hommes qui devaient vivre là depuis des siècles et qui n’avaient jamais vu la sombre majesté de leur cité éclairée par la lumière sanguine du feu et celle obscure des étoiles de diamant. Elle ne s’était même pas rendue compte qu’elle s’avançait, toujours plus profondément dans cette ville sans fin, où les heures devenaient secondes, avide de voir toujours plus de cette magnificence dangereuse... Mais elle s’arrêta soudain, en sentant un changement dans l’atmosphère autour d’elle. Les hommes et femmes s’étaient tous tournés vers elle. Ils ne la voyaient pas mais percevaient sa présence, entendaient son souffle, sentaient son odeur, ... Lentement, claquant de leur langue pour se repérer et écouter les échos des sons qu’ils lançaient, ils commencèrent à encercler Lise. Hypnotisée par cet étrange spectacle, qui lui apparaissait comme une danse dont elle était incapable de déchiffrer les codes, de prédire les pas, Lise ne comprit pas tout de suite l’utilité de ces manches de bois aux extrémités pointues, sur lesquels se reflétait la lumière du feu. « Lance », « armes », ces mots résonnaient dans l’esprit de Lise sans qu’elle soit capable d’y associer « danger ». Mais lorsque l’homme le plus prêt d’elle effectua un mouvement plus brusque que les précédents, sortant de cette danse mortelle et en rompant le charme, Lise prit peur et, sans réfléchir, s’élança vers la crevasse qu’elle avait descendue.

Mais les hommes de la caverne connaissaient leur cité et la suivirent sans mal. L’un d’entre eux bondit et la renversa sur un des tapis de mousse verte et humide qui parsemaient le sol. La joue enfoncée dans ce tapis moelleux et collant, Lise ouvrit péniblement les yeux et sentit quelque chose d’humide couler de son crâne. Du sang. Malgré la brume qui obscurcissait ses sens et ses pensées, elle entendait les habitants à côté d’elle débattre dans une langue brutale et inconnue, sans doute pour décider de son sort. Elle aperçut alors un étrange champignon vert bioluminescent, qui lui faisait inexplicablement penser à la description qu’elle avait eu du Panellus stipticu. Mue par un instinct de survie qu’elle n’avait jamais soupçonné posséder, Lise rafla une poignée de ce qui était peut-être l’avenir de son monde, couvrit la distance qui la séparait de la rivière au-dessous de la crevasse et plongea, si vite que les hommes et les femmes de sous la surface n’eurent le temps de l’arrêter. Elle se hissa sur l’autre bord, poursuivie par les cris des habitants de la cité et escalada la paroi jusqu’au rocher au bord de la faille, délogeant une pierre au passage.

Se hissant sur le sable, Lise était submergée de questions sans réponses. Elle venait de découvrir tellement de choses, qu’il lui semblait avoir rêver. Elle ne savait même pas si les quelques instants qu’elle avait passés au cœur de cette cité où le temps semblait s’être replié sur lui-même, avaient duré le temps d’une vie. Des secondes, des heures ou des années avaient peut-être passé, s’étaient échappées des mains de Lise comme autant de lambeaux emportés par le vent de l’éternité. Elle prit de sa poche les champignons et les examina de plus près... Ils ressemblaient effectivement à la description de Panellus stipticu, gardée dans des fichiers informatiques. Les cellules de ces petits champignons étaient probablement le seul remède au virus qui ravageait la population humaine à la surface de la Terre. Chaque ville s’était isolée et nul ne pouvait entrer ou sortir sans très bonne raison. Aucun laboratoire humain dans le monde ne possédait une seule de ces cellules miracles ou n’en avait trouvé une autre capable de détruire ce virus, tandis que les morts s’entassaient... Lise tenait en cet instant dans ses mains ce qui était peut-être la cellule qui pourrait éventuellement vaincre ce virus, selon des caractéristiques rentrées sur de vieux fichiers. Ça faisait beaucoup de peut-être...

Et Lise avait aussi découvert une cité insoupçonnée lovée à l’intérieur même de la Terre. Devait-elle annoncer son existence ? Ou la protéger en la laissant ignorée ? Lise se leva d’un bond, animée de sentiments forts qu’elle n’arrivait pas à démêler et percuta le rocher en déséquilibre au bord du gouffre, qui tomba dans la faille, entraînant avec lui la pierre qu’elle avait délogée, et d’autres encore, jusque dans la rivière. Cela provoqua une vague immense qui percuta de plein fouet la première colonne, laquelle émit un craquement sinistre. L’agitation des hommes de sous la surface, qui se cognaient aux murs dans leur panique fit tomber d’autres éclats de roche, et agrandi les fissures déjà fragilisées par la tempête. Les lézardes du sol serpentant sans pitié vinrent frapper la première colonne, la faisant s’effondrer sur la deuxième, qui se brisa à son tour, dans un fracas assourdissant. Le manque soudain de ces supports fit se fracturer encore d’avantage le plafond et les autres colonnes, et bientôt la cité s’effondra sur elle-même, déchirant le sol et la pierre.

Cette grande cité avala la petite biologiste d’Atlante, l’entraînant dans les tréfonds de la Terre, qui eut tout juste le temps de penser, son précieux trésor toujours fermement tenu entre ses mains : je m’appelle Lise Brien, et je vais mourir. La roche finit de s’ouvrir avec fracas, arrachant le sol et le sable, faisant mugir les eaux de colère. Tant de force déchainée, tant de fureur libérée, le monde semblait tomber, perdu dans le vide ténébreux qu’était l’univers. L’obscurité, libérée du gouffre où elle avait été si longtemps retenue, jaillit en tourbillonnant comme à la naissance du monde. Ou à sa fin.

Je m’appelle Lise Brien, et je suis déjà morte.
Mais alors, la Terre se calma et se referma, elle redevint lisse et intacte, tandis que les eaux toujours mues par sa colère, revenaient frapper le sable jonché de centaines de souches et de quelques troncs couchés. Sur la plage il ne restait rien. Plus rien d’autre qu’une goutte de sang sur le sable parfaitement lisse. Aucun indice, aucun témoin. De la biologiste d’Atlante, de ce qui aurait pu être le seul espoir de l’humanité ou de la magnifique cité de ténèbres, d’étoiles et de feu, il ne restait aucune trace. La colère de la Terre les avait à jamais effacés de la mémoire des hommes, et de celle du monde, avant même qu’ils s’y soient trouvés.

Au dehors, les hommes mouraient, tordus de peur, de douleur et de désespoir, et la Terre continuait de garder jalousement ses secrets.