Dans ses cheveux gris

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :
Ma vie est comme une cascade qui vrombit dans les profondeurs de la terre humide et qui jaillit éternellement , en voulant toujours vivre. C’est comme si cette source, venue de nulle part voulait à tout prix voir le jour pour vivre et découvrir le goût de la vie.

Presque étonnée par ces quelques phrases, mais fière et soulagée de les avoir prononcées sans accros ; mon regard s’est fixé droit dans les yeux de mon père. Oui, ces yeux sombres, noir – cendre, luisants, cachent au plus profond d’eux le plus lourd des secrets. Ces yeux parfaitement ronds et expressifs, selon les personnes et les moments de notre vie, nous permettent de déguster au plus profond de soi les délices de la vie.
Je m’apprête à poursuivre ma tirade, réfléchie depuis la veille, lorsque en détournant mon regard, je vois un coquillage. C’est un flash, rapide et incompréhensible : est-ce apeurant ? Je ne crois pas. Je dirais plutôt que c’est déconcertant.
Le Soleil était au plus haut dans le ciel et il semblait vouloir nous empoigner tant il était majestueux et puissant. La douce chaleur qu’il projetait, cuisait ma jeune peau. Devant moi, se dressait une mer étale qui, dessinant un horizon courbe, nous donnait ce sentiment de liberté. Le paysage défilait si vite à mes côtés et la course que j’avais entreprise, me rendait encore plus ivre de bonheur. Il me semblait que je dominais le monde ; comme j’étais heureuse ! Le doux sable fin et chaud caressait mes pieds nus en bordure de plage. Je me retournais : derrière moi, mes parents me regardaient, ils me souriaient. Plus proche, mon fidèle compagnon. Ce chien est comme le frère que je n’ai jamais eu, il m’a toujours accompagnée, consolée et aimée. Sa respiration haletante dans le calme paisible résonnait dans ma tête. A sa bouche, il tenait un joli coquillage argenté, il le déposa délicatement à mes pieds. Il venait alors près de moi me lécher doucement les chevilles, au goût salé de la mer. Comme il était beau ce chien, comme je l’ai aimé !
La vision s’arrête là, d’un coup. Je suis arrachée de mes souvenirs merveilleux. J’aimerais bien que cela continue mais il faut m’y résoudre, ce rêve est fini. Revenant alors à moi, je regarde à nouveau mon père, souriant, mais à la mine un peu contrariée. Je perçois le bruit sourd de sa radio qu’il branche tous les matins en mettant le volume à fond. Il l’a sans doute baissé pour pouvoir m’écouter. De là où je suis, mon regard se pose sur une médaille d’or que j’ai gagnée lors d’une compétition de natation. Elle brille dans le soleil pourtant froid de l’hiver. Mon père attend, devant l’évier, que je sorte de mes rêveries, seulement je suis déjà absorbée par la lueur de ce que j’appelle ma victoire.
C’était par un bel après-midi de juin. Il ne faisait pas encore très chaud, pourtant il fallait bien que je me jette à l’eau ! Les gradins étaient pleins, grondants et intimidants, ils entouraient la piscine qui nous servirait de piste. Mes parents fiers de moi, me faisaient un signe de la main pour m’encourager. La tension montait. Je tremblais. Etait-ce de peur ou de froid ? Le jury composé de maîtres-nageurs appelait deux par deux les participants qui s’affronteraient. Depuis mon plus jeune âge, la passion de nager dans une eau limpide m’a toujours donné la sensation de revivre, d’être heureuse. Les jury prononcèrent mon nom au micro. Je m’installai sur le plongeoir. Soudain, le coup de sifflet retentit, je m’élançai dans un plongeon pour atterrir cinq mètres plus loin. L’eau était fraîche et vivifiante, elle me donnait de la force et du courage pour battre mon adversaire qui était plus âgé que moi. Mes jambes battaient automatiquement, faisant claquer l’eau. Mes bras s’activaient également car je voulais à tout prix remporter la victoire. La course du cent mètres quatre nages était serrée mais j’avais réussi, pour la première fois de ma vie, à remporter une médaille. Le lendemain, mes jambes me firent souffrir à cause de l’effort considérable que j’avais produit .
Après quelques secondes, je me réveille de cette somnolence légère, le cœur encore palpitant de cette victoire. Mon père se tient toujours devant moi. Il me regarde fixement. Ses courts cheveux devenus grisonnants depuis quelques temps déjà, accentuent les traits de son visage plutôt rond. Ce que je peux l’aimer mon père ! Il me fait rire dès qu’il en a l’occasion et ne me contrarie jamais. Ses joues plates mais rosées lui laissent un peu de jeunesse. Ses mains assez larges et velues sont douées pour manier les outils mais aussi la fourchette ! Le soir dans mon lit, j’aime écouter les histoires qu’il me raconte. Il met alors en scène son enfance illustrée d’ aventures et de mille péripéties. L’idée me vient alors de lui poser une question : dans ces temps de partage, mon questionnement vise à toujours mieux me connaître, savoir qui je suis. Je lui demande alors :
Dis-moi mon papa chéri, décris- moi, qualifie- moi. Je serai reflet et tu seras miroir.

Mon père, surpris de ma demande, ouvre de grands yeux ronds. Ils sont si grands, presque de la taille d’un bouchon de bouteille d’eau minérale, que je m’y perds dedans. Je le fixe, étrangement, mais il ne s’en soucie pas. Je ne l’ai jamais vu comme ça, en profondeur,comme tétanisé devant les abîmes . Je vois alors des yeux. Non, ils n’étaient pas en face de moi mais dans un rétroviseur. Ils étaient grands, injectés de peur. C’était ma mère. Dans son regard défilait un paysage d’arbres rougis par le soleil . De grosses gouttes coulaient sur ses joues bronzées.Alors des frissons m’envahissent et des larmes ruissellent sur mon visage innocent. Je ne veux plus rien voir, non, il faut que j’arrête d’explorer et de revivre le passé. Mon père me soulève délicatement et me prend dans ses bras. La douce chaleur qu’il exhale m’apporte réconfort. Je caresse alors ses joues rugueuses qui émettent un petit crissement. Je me rends compte avec frayeur combien mon petit papa a le visage assailli par une multitude de petits traits . Je cherche en vain le moindre signe de jeunesse qu’il pourrait cacher comme le trésor le plus précieux , mais il n’y a rien. De ses yeux partent de petits sillons qui se dirigent vers l’oblique. Je ne le trouve plus comme avant, il est bien différent, une autre personne. Il me dépose sur le canapé dans le salon, s’assoit près de moi et commence :
Depuis que tu es venue au monde, tu as apporté dans ce foyer, la joie de vivre et le bonheur. Tu as su casser nos vieilles habitudes, tu as soufflé sur cette maison un vent nouveau et inconnu jusqu’alors. Ton sourire radieux aurait soigné les malades, ta voix fraîche et pleine de vie aurait soulevé une montagne. Tes joues rosies par la jeunesse et tes yeux doux d’un bleu profond, ce sont ceux de ta mère... Dis moi maintenant comment je suis ?

Je ne sais pas quoi répondre. Depuis qu’il m’a prise dans ses bras, je ne fais que penser qu’il prend de l’âge. Pourtant, les réalités de la vie ne peuvent se cacher et mon père en est victime. Je lui dis pourtant :

Dans le vent, tes cheveux dansent et brillent au Soleil. La nuit, tu me guides si je suis perdue. Tes larges mains pourraient soulever la Terre et la faire tourner. Ton souffle puissant déchaînerait une rafale et les nuages dans le ciel bleu débuteraient une course folle à travers le monde. Tes yeux sont le ciel de la nuit ; cet univers étoilé, sombre et infini que l’on contemple renferme les secrets que je te confie.

Mon père se met alors à rire très fort. Sa voix vibre et semble forcée. Je ne sais que dire et quoi penser ; la description faite est réaliste et je sais qu’elle lui va droit au cœur.
Pour échapper à son embarras, il me propose une escapade en ville. Nous sortons. Dehors, l’air est tonifiant et il me picote les mains. Au-dessus de moi, quelques flocons se hasardent à recouvrir la petite ville apaisée. Autour de moi, les grands arbres forment une allée près de la ruelle principale. Le vent s’engouffre dans les rues et, au loin, j’entends des cris d’enfants se réjouissant de la neige immaculée qui recouvre le jardin public. Comme ils semblent heureux ! Une grande tristesse m’envahit alors. Qu’est-ce que la joie, l’envie de vivre ? Je réfléchis, soucieuse. La joie est pour moi un mirage. C’est une chose vaporeuse qui nous enlace et nous entraîne avec elle. Ce sentiment est aussi fugace qu’inattendu et lorsqu’il disparaît, la déception nous envahit. Le bonheur est venu à moi au moment où je prenais goût à la vie et à ses richesses. Il est venu lorsque, reliées à un pont imaginaire, mes rêveries dansaient dans ma tête. La joie, c’est aussi lorsque nous sommes unis et que nos pensées se laissent aller. La joie laisse derrière elle une trace à jamais dans nos souvenirs. Elle peut être une arme puissante lorsqu’on la rassemble pour ne faire qu’un. Pour trouver cette arme, il nous suffit de penser à toutes les raisons qui nous ont procuré de la vie, sans les tourments. Ce petit jeu que j’avais décidé d’entreprendre m’avait permis de m’apaiser et de trouver les raisons de mes malheurs. Lorsqu’elle souffle sur nous, la joie peut nous guérir, nous fortifier...
Mon père est près de moi, il marche, soucieux. Ses lèvres sont légèrement pincées comme s’il se retenait de pleurer. Les flocons de neige recouvrent sa tête d’une blancheur éclatante. Il semble vieillir à chaque pas, à chaque pensée. Il est robuste mais dans ce lourd manteau, il est frêle, chétif. Un homme me bouscule, il s’excuse. Depuis quelques temps déjà, j’ai remarqué que les habitants habituellement discrets, m’adressent lors de mes promenades, des sourires confiants et pleins de douceur. Pourquoi ce tel changement ? Voyant que mon père ne parle pas, je décide de lui poser une question qui trotte dans ma tête :

Dis moi papa, pour toi, c’est quoi la tristesse ?

C’est une ombre menaçante qui nous guette dans le noir, elle s’empare de nos esprits par surprise et s’abat sur nous comme la foudre dans le ciel. La tristesse est fourbe, c’est un brouillard épais duquel il est difficile de sortir. La tristesse est un poids qui nous fait souffrir et nous tourmente jours et nuits. Elle presse notre cœur dans un étau qu’elle resserre un peu plus chaque jour et le fardeau de la tristesse est tel que notre cœur doit éclater. Oui, il doit se libérer de cette prison en chassant les idées noires qu’elle provoque et laisser place au bonheur de la vie.

En disant ces mots, mon père se parle intérieurement et les réalités où il évoque la tristesse me touchent également.
En tournant la tête, je vois le fleuve qui dévale la petite pente dans un silence absolu. Ce cours d’eau, depuis toujours je l’ai aimé, il m’apaise, me console. Des larmes ruissellent sur mes joues gelées, je suis prise de tremblements depuis quelques temps déjà et la tristesse m’envahit souvent. Je tire mon mouchoir de ma poche, un petit carnet rouge velours tombe à terre. Mon père se courbe alors avec un tel sentiment d’amour et de dévouement pour le ramasser que mon cœur devient encore plus lourd que des rochers. Oh oui, mon père a souffert. C’est tel que depuis un an presque jour pour jour, il s’est enfermé dans le plus profond des désespoirs. Lorsqu’il ouvre mon petit carnet, ses yeux deviennent sombres et se brouillent. Il caresse le petit papier représentant la photo de ma mère et la dépose sans hâte contre le pli du feuillet. Il la sait là et cela lui suffit pour la sentir proche . Comme il est étrange qu’ un si petit bout de papier fasse émerger toute une vie . Quelle singularité pour l’Homme de s’émouvoir d’un seul regard posé sur l’objet aimé . Souvenirs, émotions, images … Maman tu es là. Le temps passe, je vis, j’ai fêté mes 10 ans, papa vieillit aussi , mais toi tu es là, intacte . Je m’ imagine plus tard et toi tu restes la même . Je te parle chaque soir de mes copines, de mes évaluations ; et toi, immuable, tu m’accueilles avec le même sourire et je devine alors tes pensées au moment où je te révèle mes journées .
Sa main, retenue un instant sur le papier glacé a trahi son secret : il est là, veilleur jusqu’au bout de lui-même . Il portera la vie qu’ils ont un jour choisie . Je suis là, flamme vivante de leurs espoirs . Je suis là.
Mon père, j’aime le regarder. Le voir, c’est pour moi prendre du temps avec lui. Lui, dans ces moments-là, où nous sommes en face à face, baisse vite les yeux, comme s’il ressentait une gêne à mon égard . Je l’ai entendu prononcer son prénom : Eva. Puis ses yeux sont partis dans un ailleurs, une sorte de fuite, dans ses pensées, ses souvenirs. Il me parle peu de ma mère. Chez lui, il faut toujours deviner au travers des expressions de son visage, de ses soupirs. Oui, il faut oser fouiller son intériorité, pour y découvrir le foisonnement de ses sentiments. Eva, avait-il prononcé. L’évocation de ce prénom, c’est à la fois la rendre présente entre nous à cet instant là, mais aussi suggérer une énigme. Il me regarde et ses yeux se baissent. Que peut-il bien penser, imaginer ? Il aurait fallu oser la parole, habiller ce silence pour éviter qu’il ne devienne obsédant. Non, rien n’est dit. Je crois voir une larme au coin de l’oeil, mais aucun mot. Ce mutisme est aussi une barrière infranchissable pour ma propre expression. Je n’arrive pas, comme lui , à articuler un mot. Alors ces trois lettres : E-V-A, ont une puissance évocatrice extraordinaire. Elles me poussent à pénétrer comme par effraction dans ce que peuvent être les pensées de mon père et cela au risque de me tromper. Il me faut bien cependant donner corps à cet instant, il me faut comme par nécessité essayer de percer cet être ; non pour le mettre à nu ou le provoquer... Non, seulement pour le rejoindre. Quel monde peut bien naître dans ce crâne ? Je ne peux pas plus que lui formuler une parole, mais je sais, non je ressens les pensées qui peuvent animer mon père à l’évocation de ce prénom : Eva.
Au parc, nous sommes près du grand chêne où nous aimions en famille nous retrouver. Le banc, la balançoire, oui Eva était comme une clé qui nous ouvrait les portes de ce jardin. Comme c’est étrange, ma mère n’est plus là, mais le lieu, lui, n’a pas changé. Il y a eu des mois, des soleils et des pluies mais tout est pareil. Cependant plus rien n’est comme avant. Il n’y a donc que nous qui changeons, qui passons ? Les lieux, les arbres, les maisons, nos chemins , eux sont immuables ? Eva aurait pu revenir et tout retrouver à l’identique, sauf mon père et moi. Ma mère nous manque autant à l’un qu’à l’autre. Je vois cela dans la lassitude qu’exprime son corps devenu un peu lourd, sans nul doute cette absence lui pèse. Je lui pèse aussi sûrement, peut-être souhaite-il discrètement ressembler à son compagnon de travail de chez Michelin, le bon Julien ? Ce célibataire, lorsqu’il rentre chez lui, peut ne penser qu’à lui. Pour mon père désormais tout est différent, après ses journées de travail, il doit porter mon devenir. A cette fatigue du quotidien peut s’ajouter, du moins telle est ma conviction, la culpabilité, cet acide intérieur, qui ronge un être, l’accable, le réduit à n’être plus qu’une image vieillie, jaunie. Oui, se sentir responsable, se dire qu’autre chose aurait pu être fait. Eviter, ce qui deviendrait le cauchemar. Ainsi, les remords, les regrets, doivent être ces fantômes qui hantent chaque espace de ses jours.
Soudain le soir tombe, je frémis, un froid intérieur me paralyse. Pourquoi continuer à brasser toutes ces idées ? Une fois de plus je constate que nous ne pourrons rien nous dire ce soir : faut-il se satisfaire de notre complicité ? Je me décide à rentrer chez nous. Je desserre alors le frein de mon fauteuil roulant et je prends la direction de la maison.
J’ai à peine fait quelques mètres, mon père me rejoint, saisit les deux poignées du fauteuil, et seuls les crissements des pneumatiques sur le gravier enneigé comblent le silence qui hante ce chemin.
Sait-il, lui, mon père, combien je suis malgré tout heureuse qu’il soit là ?