Coup de fil

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
Je n’ai pas immédiatement appuyé sur la touche verte, celle au centre de laquelle figure un téléphone que l’on décroche. Mon pouce était suspendu dans le vide, indécis, mouillé d’une fine couche de sueur, comme retenu par un fil invisible, celui des Parques, peut-être. Devant moi, les vagues de la Mer Méditerranée, cette mer qui a été pour moi à la fois mère et ennemie pendant de longs mois où j’ai été balancé comme une coquille de noix avec d’autres compagnons d’infortune, certains Syriens, d’autres Iraniens, ou bien Afghans, comme moi, ces vagues que j’ai vu se transformer en ondes destructrices, lames vengeresses, prêtes à tout pour un morceau de chair, ces vagues donc, brodées d’écume mousseuses, qui venaient lécher le bout de mes baskets défoncées posées sur le sable.
L’écran de mon téléphone est devenu noir. Il était glacé. Comme moi. Alors je l’ai laissé tomber sur le sable ocre, et j’ai enfoncé la capuche de mon sweat-shirt orange délavé sur mon crâne rasé. Mon regard a parcouru l’horizon violacé, de la même couleur que mes lèvres gercées, et je me suis mis à retracer le fil de ma vie, une vie qui a été mon quotidien pendant seize ans, une vie que je ne connaissais plus, une vie que je voulais oublier mais qui s’obstinait à resurgir par vagues de souvenirs. Et je savais au fond de moi que si je voulais m’intégrer dans ce pays qui m’accueillait, la France, la France !, et poser les premiers jalons d’une nouvelle existence, je devais passer ce coup de fil. Je pourrais peut-être alors laisser des empreintes ineffaçables sur cette plage, sur toutes les plages du monde. Et prendre mon envol.
Je ne saurais dire quand tout cela a commencé. Mais c’était il y a un an, ça je ne peux pas l’oublier.
Je vivais entre quatre murs de béton brut, d’où l’air glacial des nuits sans étoiles arrivait tout de même à passer, un réchaud, un tapis pour la prière, et cinq frères et un père. J’étais particulièrement proche de l’ainé, Ramzy. Ayant seulement deux ans d’écart, nous avons partagé les mêmes plats jusqu’à l’âge de sept ans, été grondés pour les mêmes bêtises, aimé la même fille (notre voisine, une petite maigrichonne aux grands yeux noirs qui allaient tout le temps se plaindre à ses parents en disant que nous l’espionnions, ce qui était vrai bien sûr). Il était un modèle, une épaule réconfortante sur laquelle s’appuyer, un gros bras qu’il ne fallait pas fâcher, mais qui savait se faire tendre. Moi qui n’osais pas regarder les gens dans les yeux ou simplement ouvrir la bouche en public, j’avais la présence protectrice de mon frère toujours à mes côtés. Et qu’est-ce qu’on rigolait ! Il me disait que j’étais un pince sans rire, le genre de mec qui est silencieux mais qui te sors une blague tout en finesse d’un coup, et tu peux pas t’empêcher de rire. On nous appelait Big et ‘lil Bros.
Et puis d’un coup, sans prévenir, comme un météor jeté à pleine vitesse depuis le ciel, tout cette routine qu’on avait a volé en éclat.
Comme chaque matin, je suis parti, savates aux pieds, ventre vide, à l’école coranique, mon tout nouveau sweat-shirt orange fluo sur le dos.
Et puis le météor a rencontré la croûte dure de la Terre. Explosion de particules.
Nuages de fumées denses.
Décor enflammé.
Choc.
J’étais pas prêt à ressentir les ondes sismiques se répercuter avec une telle violence dans chaque cellule de mon corps.
Au beau milieu de l’hymne national à peine entamé sous la chaleur déjà cuisante du petit matin, les talibans ont débarqué.
BOUM !
Collision.
Mon monde qui s’embrase
et part en miettes.
Le son d’un voile qui se déchire.
On a d’abord entendu les balles crépiter, et puis on les a vus qui perçaient les murs, des trous pas plus gros que ceux d’une souris, et alors j’ai commencé à comprendre ce qu’il se passait lorsque j’ai vu les corps de mes amis se tordre comme des marionnettes désarticulées et tomber, la tête la première dans le poussière. Tout autour de moi on hurlait, des hurlements de bêtes qu’on égorge, auxquelles on déchire la peau, les talibans faisant leur entrée, on m’a empoigné le bras et on m’a trainé. C’est comme si j’avais reçu un électrochoc. D’un coup, je me suis réveillé. J’ai mordu les doigts de mon ravisseur- j’avais eu le temps d’apercevoir sa kalachnikov dans une main, et celui-ci, sous le coup de la surprise, m’a lâché. J’ai rampé quelques mètres avant de ressentir une douleur fulgurante me traverser la jambe. Ce salaud m’avait tiré dessus. J’ai entendu ces mots avant de m’évanouir : « Encore une tentative et je t’éclate ta tronche d’impur ! »
La dernière vision de ma vie d’Avant, ce sont les murs de mon école croulant sous les bombes, et les gens qui essayaient de s’enfuir des flammes et des balles.
Le ciel était bleu. Ça aurait pu être une belle journée. Mais les flammes le teintaient peu à peu d’un voile rouge.

Les premiers instants d’Après, n’ont été qu’armes et terreur. En rangs serrés, les talibans nous ont mis une kalachnikov dans les bras et nous ont initié aux armes. Je ne distinguais que leurs petits yeux porcins, sans cils, sous leur long turban noir. L’arme était lourde, froide, étrangère à mes mains de jeune homme qui n’avaient caressé au cours de leur brève vie que les voiles des belles Afghanes. Je n’ai défié personne les premiers jours, mais j’entendais mon sang palpiter et bouillir en moi.
Une nuit, je n’y ai plus tenu : avec un jeune taliban avec qui j’avais noué quelques liens d’amitié, j’ai assommé notre garde qui s’était assoupi, et nous nous sommes enfuis. Nous nous sommes réfugiés chez sa cousine, le temps que je contacte mon père. Mais les combattants nous ont vite retrouvé, et ont mis le feu à la maison. Mon ami et sa cousine ont péri dans les flammes, alors que moi j’ai réussi à m’enfuir une nouvelle fois.
Ma famille avait, en banlieue de la ville, une sorte de petite maison faite de terre et de pierre, percée d’une unique fenêtre, qui côtoyait les bidonvilles. C’était notre repère, pour nous mettre à l’abri lors de raid aériens ou d’attaques ciblées, un lieu que personne ne connaissait, une bulle dans ce cauchemar qui n’en finissait pas. C’est donc là que je suis allé me cacher en attendant l’arrivée de mon père, vu les talibans ratissant les alentours à ma recherche.
Toc-toc-toc. Toc. Toc-toc.
Au signal, je me suis levé d’un bond et me suis précipité pour ouvrir à mon père- ce ne pouvait être que lui.
« Mon fils ! ».
Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, mêlant nos larmes. Mais bien vite je me suis détaché de cette étreinte, la seule peut-être que je n’ai jamais eu avec lui.
Il m’a alors regardé de ses vieux yeux sages, veloutés de longs cils, presque féminins, et pris ma tête entre ses mains.
« Ehsan. Tu ne peux pas rester ici. J’ai avec moi les papiers et l’argent, que je gardais en cas d’une éventualité comme celle-ci. Ils te permettront de trouver un passeur à Kaboul. Tu dois partir maintenant. Ou bien ils te tueront. »
J’ai hoché la tête. Bien sûr que je ne pouvais pas rester. C’était la mort ou la vie. Le rouge ou le blanc. J’étais en eaux troubles. Je voulais crever la surface et juste avaler une grande goulée d’air. J’ai choisi la vie, donc. Inch’allah.
La suite s’est très vite passée, mon père a replié dans ma main une liasse de billets, et nous nous sommes embrassés une dernière fois, j’ai senti son souffle chaud de bétail traqué sur ma joue. Alors il m’a tourné le dos et s’avança dans la ruelle sombre, ses omoplates saillant un tee-shirt trempé de sueur, à petits pas rapides. Mes mains moites formaient deux poings, pour empêcher mes doigts de trembler. Une tendresse soudaine m’a envahi pour ce père à qui j’avais toujours eu un respect surdimensionné, pour son courage et sa bonté. Hélas, ce devait être la dernière image que j’emportais de lui. J’ai entendu deux coups tirés d’on ne sait où, et il s’écroula. Des hurlements retentirent dans la nuit. Les loups étaient là. Ils venaient chercher l’agneau qui les avait dupés.
Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai plongé les pieds en avant à travers la fenêtre. Derrière moi, on avait entendu le bruit du verre cassé. J’y ai jeté un coup d’œil : trois combattants étaient à ma poursuite. J’ai couru à perdre haleine, manquant tomber à chaque pas, de terreur, de la douleur lancinante à ma cuisse, de froid. Des taches blanches dansaient devant mes yeux. Je zigzaguais entre les balles, je les entendais siffler à mon oreille, une me déchira le lobe, je pissais le sang.
Je suis arrivé sain et sauf à Kaboul trois jours plus tard. J’y ai trouvé un passeur qui a pris tout mon argent. Je n’avais qu’une hâte : partir d’ici. Quitter ce pays qui n’avait pas su m’aimer.
Enfin, après deux longs mois d’attente, où j’ai occupé mes journées à zoner pour trouver de quoi manger, nous avons embarqué.
Ma première fois face à la mer. Étendue infinie d’eau- je n’en avais jamais vu autant de ma vie, mouvante et instable, recelant de secrets enfouis, attendant d’être découverts. J’étais nu face à cette immensité. Soudain, j’ai senti mes boyaux se tordre : combien cette mer, si paisible alors, avait-elle mangé d’hommes partant pour l’inconnu ? J’ai voulu reculer, non je ne pouvais pas, dans les deux cas -rester ou partir-je mourrais, et si nous faisions naufrage, je ne savais pas nager moi ! Mais quelqu’un m’a violemment poussé dans le dos, et je suis monté, vacillant, dans la chaloupe. Mes pieds étaient déjà noyés dans trois centimètres d’eau. Je me suis agrippé au rebord, la tête me tournait, je n’avais pas mangé depuis 48h, et j’ai laissé mes larmes couler, encore, que dirait Ramzi s’il me voyait ?, trois fois que tu pleures en deux jours, mon vieux, ça va pas.
En face de moi était assise une mère, allaitant dans son voile un nourrisson. Leur vue me calma instantanément. Et j’ai pensé à ma mère. Elle aussi avait dû m’allaiter comme ça. Mais je ne m’en souvenais pas. Elle était partie trop tôt.
J’ai vécu la traversée dans un d’état second. Nous étions serrés les uns contre les autres comme des vaches parquées dans un camion. La puanteur était insoutenable, je pouvais à peine respirer, et je mangeais peu, n’ayant pas les forces pour faire quoi que ce soit. Nous avons été chanceux ; nous n’avons essuyé qu’une tempête. J’avais pris conscience du danger que pouvait représenter ce drap azur lorsqu’il se froissait. Nous avons failli chavirer trois fois. Des poissons sont même venus s’échouer dans notre bateau. Ils ont été notre repas du soir.
Je ne sais où nous avons débarqué alors.
Pendant un an, je me suis laissé guider à travers onze pays, et mes pieds connurent de grands moments de solitude. Une corne dure s’était formée, remplaçant la chair rose d’enfant que j’avais toujours eue. Car je n’étais plus un enfant.
Onze frontières, onze tentatives de passage, onze tentatives plus ou moins réussies. Apprendre à survivre, un couteau dans la poche, aux aguets. J’étais devenu un loup, moi aussi. Se battant pour un morceau de poulet, les yeux mobiles, attentifs, la nuit d’un passage, à chaque craquement de brindilles qui pouvait annoncer l’arrivée de la douane. J’ai déchiré mes mains sur des grillages rouillés, cassé ma cheville en sautant d’un pont à un autre, hurlé dans le silence des couchers de soleil que je n’abandonnerai jamais, même s’il fallait pour cela que je me tue à essayer.
J’ai débarqué par une fraîche nuit d’été à la Gare du Nord, à Paris, les poches remplies en tout et pour tout de deux euros et d’un chewing-gum. Je me suis ramassé dans un coin, comme un chien errant, la tête dans les chiottes à vomir une bile verdâtre, jusqu’à ce qu’au matin, des mains m’agrippent le sweat-shirt maintenant couleur pipi de chat, et des voix d’homme m’incitent à me lever. Je compris plus tard que j’avais eu la chance de tomber sur des membres d’une association qui venait en aide aux migrants. Aux hommes comme moi.
Ça faisait maintenant un an que j’étais en France, dont deux mois à Marseille. Un an que j’y ai pensé, chaque jour, chaque heure. Chaque putain de minute qui s’écoulait, comme l’eau que je laissais filtrer en ce moment-même.
Il fallait que je l’appelle. Mon frère. Mon sang. Des gars de l’assoc’, à qui j’ai donné son adresse, ont retrouvé son numéro de téléphone. Que sont devenus mes autres frères ? Mes cousins ? Et mon père, qu’en ont-ils fait ? J’avais besoin de savoir. Même si je craignais les reproches d’un frère abandonné, d’apprendre qu’une tuerie avait décimé ma famille, peur d’être retrouvé, aussi. Mais ne pouvais plus repousser l’échéance. Ou bien je n’arriverai jamais à faire une croix sur mon passé et recommencer ma vie.
A l’horizon le soleil déclinait. Ça faisait de jolies teintes vermillon et rosâtres. Les nuages s’effilochaient dans le vent, m’apportant cette odeur iodée que je n’avais pas su oublier à Paris. Je voudrais ne respirer que cet air-là, et plus jamais celles que j’ai senti durant cette année de malheur. Que suis-je devenu ? ‘Lil Bro est devenu grand. Et qu’est-ce que ça fait mal.
J’ai ramassé mon portable et l’ai allumé. Les battements de mon cœur se sont accélérés. Composer ce numéro que je connaissais par cœur depuis un an. Un an que je n’avais pas osé. Toujours repousser à « après ». Mais c’était le moment.
La sonnerie a retenti dans mon oreille, résonné contre mon tympan, éclaté dans mon cerveau. Et j’ai alors revu les paysages de mon enfance, les montagnes bleues, le marché caquetant, les tapis chamarrés, et j’ai revu des visages aimants, ceux rieurs de mes frères, celui inquiet de mon père. Dans le sable j’ai dessiné des formes bizarres. J’ai attendu. Rien. La réalité m’a frappé plus fort que l’aurait fait une gifle.
« Je ne saurai jamais, je ne saurai jamais ! » J’ai crié aux mouettes aux yeux jaunes qui survolaient la plage telles des charognards, « Allez tous vous faire foutre ! »
Mais j’ai réessayé. Une deuxième, troisième, dixième fois. La ligne était coupée.
J’ai pris du sable à deux mains et l’ai jeté dans la mer. J’ai hurlé à mort. Je suis devenu fou. Je ne saurai jamais ce qui est arrivé à ma famille. Si mon père a été enterré comme il se doit. Si mes frères sont partis eux aussi d’Afghanistan. Si mon frère est toujours vivant, s’il n’a pas été enrôlé par les talibans.
J’ai marché le long de l’eau. Longtemps. Mes empreintes étaient éphémères. La mer les a effacées d’un coup de langue rapide.
Épuisé, je me suis couché dans la râpeuse étreinte du sable. Plus que 3% de batterie. L’Afghanistan m’a semblé tellement lointaine, alors. Mais rien à foutre. Onzième fois. Ça répondait pas.
Et la douzième fois ?
Elle a retenti. La sonnerie. J’ai mis dix secondes à répondre.
Comptez dix secondes dans votre tête. C’est très long. Une vie pour renaître, comme pour mourir.
Je tremblais comme une feuille.

« Allô ? »

« RAMZI !

  • Eshan ?!
  • Oui c’est moi ! c’est… c’est Lil’Bro ! »
    Nous avons crié des paroles dans notre langue maternelle de longues minutes durant. Je pressais si fort le portable contre mon oreille pour discerner toutes les nuances de sa voix, qu’au final je n’entendais plus rien, qu’un simple murmure lointain.
    J’ai enfin réussi à placer une phrase :
    « Qu’ont-ils fait de mes frères ?
  • Ils… mass… tomb… »
    Des halètements.
    « Ramzi ? Qu’ont-ils fait à nos frères ?
  • Acrés… sec… Eshan… han ! »
    Des sifflements semblables à ceux du vent dans le désert.
    « Ramzi, tu m’entends ?! Qu’est-ce qu’il se passe putain !
  • NOON ! E-SHAN ! »
    Des crépitements… encore… la ligne qui grésille… la ligne qui coupe.
    Une larme de rage coule sur ma joue froide.
    J’essaie de rappeler, je pianote frénétiquement sur le clavier, quand résonnent dans ma tête ces crépitements secs, pareils à une volée de balles.