Cinq heures

alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
C’était ce numéro qui faisait, dans mon téléphone, résonner cette voix. Cette voix qui faisait trembler mes mots et mes doigts.

  • Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour vous ?
    La voix sèche qui s’échappait de l’appareil était comme l’annonce au zoo du lion qui s’était échappé : elle vous faisait frissonner.
  • Madame, je voudrais parler à la Tête.
  • Vous êtes ?
  • Gabriel Jacques, madame.
  • Patientez.
    La douce mélodie d’une terrible impatience me fût alors infligée pendant de longues minutes. Le temps pour mes larmes de couler encore et pour mes mains de rougir un peu plus. Enfin, une voix s’est faite entendre, c’était la voix rauque d’un homme qui mange à sa faim, la voix rauque d’un homme qui ne se refuse rien. Je n’avais pas grand-chose à demander et j’allais devoir faire vite. Chaque seconde qui passait était une seconde de plus m’empêchant de parler à mon père. Alors, du haut de mes quelques années je pris un air mature et déclarai que le contrat devait s’arrêter. « C’est impossible. Si vous voulez parler à votre père c’est maintenant ou pas avant la prochaine année. »
    Oui, c’était comme ça. Mon père était retenu au Gouvernement pour la purge de ses idées, et ce depuis plusieurs années. Pour la deuxième fois seulement je me chargeais de l’appeler. Avant c’était le rôle de ma mère mais...
  • Gabriel ?
  • Papa ?
  • Oui. Aide-moi, je n’ai pas beaucoup de temps. Je ne sais plus comment améliorer le Gouvernement. Il me faut une idée avant la prochaine purge, dans cinq heures.
    Cinq heures.
  • Mais Papa-
  • La Tête a dit que tu pourrais me rappeler, sans ça, je ne leur serai plus d’aucune utilité.
    La voix de mon père se coupa et mon téléphone s’éteignit dans ma main froide. Il avait raccroché. Cinq heures. Cinq heures avant qu’il ne se débarrassent de lui comme ils se sont débarrassées d’autres avant. Cinq heures pour sauver la vie de celui à qui je devais la mienne. Il fallait agir vite.
    La neige retenait mes pas derrière moi. Trouver une idée, ce devait être simple. Mais si mon père n’y arrivait plus, qu’allais-je faire ? Et comment allais-je le faire ? Je devais trouver, et trouver vite. Plus vite que la raison ne l’aurait voulu. Et tout ça parce qu’il me fallait une éducation ! Tout ça parce que mon père avait été assez intelligent pour se montrer judicieux ! Enfin, l’heure n’était pas aux remords mais aux idées. Ce fut alors d’un pas plus décidé que je fuyais le froid et me dirigeais vers le temple de connaissance qui pourrait m’aider. La bibliothèque. Le vent se leva et mes joues humides finirent par sécher. Je n’irai pas en cours aujourd’hui, mais de toute façon, que perdrais-je ? Je ne suis plus au niveau d’apprentissage, mais de réflexion. Plus au niveau de récit mais de production. A la bibliothèque il allait falloir faire attention. Je ne pouvais pas dire ce que je cherchais mais je ne pouvais pas trouver seul. Il me paraissait évidant que le Gouvernement contrôlait les écrits mais il m’arrivait d’entendre qu’il existait des sociétés où les plumes étaient libres et où les mots jamais ne s’arrêtaient. Enfin je poussais l’imposante porte et me trouvais dans une boîte à livres sans fond. Philosophie, Droit, Romans policiers, romans fantastiques, utopies ... Les catégories défilaient devant mes yeux et se dérobaient devant mes pas. Toujours il me fallait voir la catégorie prochaine, aucune ne répondait à mes intentions. Je commençais à tourner en rond, quand finalement je m’arrêtais, on m’appelait à l’autre bout du rayon.
  • Jeune homme, vous cherchez quelque chose ?
    Une petite femme s’approcha de moi, ses jolis yeux encadrés par des lunettes faisaient de son regard une drôle de silhouette.
  • Madame, je cherche le rayon qui me permettrait une réflexion.
  • Avez-vous pointé votre nez dans le rayon qui, à vos attentes, répond ? La philosophie n’est-elle pas ce qui vous permettrai de trouver vos idées ?
  • Madame, je ne crois pas aux idées qu’en classe nous avons déjà étudiées. Je cherche des idées loin des poussières du passé.
  • Jeune homme, j’ai l’impression que vous cherchez plus loin que vous ne devriez.
  • Madame, n’avez-vous pas vous même envie de nouveautés ? De nouveaux sujets auxquels penser ?
  • Je suis une adulte et cette place, je l’ai méritée. La section que vous cherchez nécessite une autorisation d’entrée.
    Elle se détourna de mon regard implorant et retourna à son guichet. La section interdite était-elle si difficile d’accès ?
    Plus que quatre heures.
    La porte fermée se tenait devant moi, un simple jeune homme, plein de curiosité. Ma main rouge et maigre se leva doucement vers la poignée. C’était comme regarder quelqu’un d’autre faire ce qu’on venait de m’interdire. De toute mes forces, je poussai la porte, et de tout mon cœur je finis découragé. Ce fut ce moment que mon cœur choisit pour me faire croire à la fin de la vie. Je poussai plus fort, sans que rien ne se passe. S’il me fallait une autorisation, j’en trouverais une. Je devais absolument ouvrir la porte et découvrir tout ce que les intellectuels avaient pu critiquer. L’autorisation. Maintenant. Voilà, j’étais de retour sur le chemin de mon établissement. Un professeur serait capable de signer un petit bout de papier. Il suffisait de savoir lui parler et de le laisser croire que c’était son idée.
    Me voilà vite dans les couloirs et dans les escaliers, prêt à surprendre celui qui pourrait signer.
  • Monsieur Bernard, vous voilà, je vous cherchais.
  • Que veux-tu mon enfant ? Comment pourrais-je t’aider ?
  • Je voudrais lire et me persuader que nous vivons dans le meilleur des mondes, avec les meilleures idées.
  • Ah ! Mais ne le demanderais-tu de manière plus directe, que je puisse bien cerner tes idées ?
  • Monsieur, c’est que je ne sais pas où chercher ...
  • Ah, c’est à la bibliothèque qu’il faut aller.
  • Monsieur, dans les sections habituelles, je n’ai rien trouvé.
  • As-tu pensé à la section privée ?
  • Je n’ai pas l’autorisation demandée.
  • Mais c’est que je peux te signer ce petit bout de papier !
    Dans mon sac je me précipitais et du fond je sortais un papier un peu froissé.
  • Voilà Monsieur.
    Il me sourit, signe et me tend mon stylo.
  • Voilà mon garçon, nous sommes d’accord qu’il ne s’agit de réflexions qu’en faveur du Gouvernement !
  • Toujours Monsieur, qui pourrait dire du mal d’un monde merveilleux, d’un monde fait par la Tête et les Grands ?
    D’un signe de la main il me salua et je quittai l’établissement. Dans la neige mes pas continuaient de se dessiner. Mes larmes coulaient de nouveau et mes mains étaient plus vivantes et fragiles que jamais.
    Trois heures.
    Comment améliorer un monde que tout le monde pensait rêvé ? Comment satisfaire quelqu’un qui se croit parfait ? Mes pensées m’enivraient et je finis par tituber, je fus surpris de me trouver déjà devant l’endroit que je cherchais.
    De nouveau je passais dans les allées. Je marchais vite et arrivais devant le guichet.
  • Madame, j’ai l’autorisation que vous m’avez demandée.
    Devant ses yeux ébahis, je levais le menton et bombais le torse. Rien ne pourrait plus m’arrêter. Je sauverais mon père et y passerais la nuit si je le devais. Elle me regarda de haut, pris le morceau de papier et l’examina de bien trop près. Elle leva ensuite vers moi un visage suspect et finit par me guider vers la porte que j’avais trouvée verrouillée. Elle sortit de son col une petite clé et l’inséra dans la serrure, tourna doucement, jusqu’au clic m’annonçant que finalement, tout allait bien se passer. Elle ouvrit doucement la porte, sans me quitter des yeux, comme pour surveiller la réaction d’un enfant devant un paquet de bonbons. Enfin mon regard se posait sur les vastes étagères qui renfermaient l’idée qui me sauverait. Juste une idée, ça devrait être facile à trouver dans tous ces livres censurés. Finalement la dame me laissa entrer et me suivit à l’intérieur.
  • Vous cherchez quelque chose de précis ?
  • Je voudrais simplement réaliser à quel point les savants ont pu être insolents et découvrir ce qu’ils osaient qualifier de mauvais dans notre cher Gouvernement.
  • Vous êtes sûr ?
  • Il est écrit dans le règlement que si le client a une autorisation, il n’est pas nécessaire qu’il soit surveillé.
    Elle leva un sourcil et son faux sourire se dissipa. Elle partit.
    Toujours mon père m’avait appris à savoir mentir aux adultes du Gouvernement. Il n’avait pas osé en faire tant et c’est pourquoi maintenant, sa vie reposait sur les épaules d’un enfant. Ah, si j’avais pu lui parler plus longtemps. Si j’avais pu connaître les idées qu’il avait données avant ! Et s’il avait accepté d’être emmené, c’était pour qu’on laisse ma mère tranquille et que je reçoive une éducation. S’ils l’avaient emmené, c’était pour l’empêcher de critiquer un Gouvernement qu’il devait aujourd’hui rendre parfait. Mais il avait eu déjà tant d’idées qu’aujourd’hui l’encre de son stylo avait séché. Je fis plusieurs fois le tour de la salle avant de m’arrêter devant une petite étagère sur le côté. J’avais décidément l’impression qu’elle renfermait les livres les plus épais. Je pris le premier, qui était beaucoup plus lourd qu’il ne paraissait. Je commençais à tourner les pages quand un petit papier s’échappa de son sein. Je me baissais pour le ramasser. Une écriture bancale y avait laissé le nom de George Orwell. Je lus le nom encore et encore. Je le connaissais. Mais le temps passait et je ne savais plus où chercher.
    Deux heures.
    Je pris le morceau de papier et me tournais vers la porte. Ce que je cherchais n’était pas dans cette salle. Derrière son comptoir, la petite femme me surveillait d’un air suspect mais elle ouvrit de plus grands yeux encore en voyant que je me dirigeais droit vers elle.
  • Madame, je voudrais trouver des livres d’un certain Orwell.
  • Suivez-moi.
    Sa voix était sèche et hautaine, mais peu m’importait, elle allait me guider directement à ce que je cherchais. Elle marchait vite, comme pour essayer de me semer en route, mais je m’accrochais à la vitesse de son pas comme la rosée s’accroche à la feuille de l’arbre. De l’étagère centrale elle me sortit un petit livre. 1984, une société totalitaire et dictatoriale, rendue ainsi par un Gouvernement obsédé à être parfait. Ce livre me paraissait l’illustration parfaite de ce que notre monde aspirait à devenir. Toutes mes réponses étaient là, j’allais pouvoir appeler et sauver Papa.
    Une heure avant la mort de la peur qui dormait en mon cœur, je sauvais celui que j’aimais.