Choses vues, Patrick Chamoiseau, par Guillaume Pigeard de Gurbert

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Choses vues, Patrick Chamoiseau
Guillaume Pigeard de Gurbert

L’année où je suis parti vivre à la Martinique et où j’ai connu Chamoiseau (c’était en 2004), le festival des Étonnants Voyageurs était consacré à la littérature des Caraïbes pour célébrer le bicentenaire de l’indépendance d’Haïti. Patrick Chamoiseau y était, avec Édouard Glissant, chez lui. Frankétienne, le voisin haïtien que Chamoiseau tient en haute estime dans son carbet des guerriers de l’imaginaire, faisait l’hôte. Emporté par des vents inconnus, Saint-Malo dérivait loin de ses rivages originaires. Guéris de la tentation de l’exotisme, les imaginaires voyageaient désormais dans les deux sens. Rarement le festival avait si bien mérité son épithète !

Chamoiseau et Glissant étaient compères. Fatalement, ayant connu l’un, je découvris l’autre. Je me souviens de Glissant me racontant ses années d’étudiant en philosophie à la Sorbonne, et allant jusqu’à imiter l’accent de Carcassonne de son professeur Ferdinand Alquié ! Édouard était un maître pour Patrick, qui m’a communiqué son admirative révérence. Glissant ne perdait jamais une occasion de rappeler que les facilités du récit ne sauraient exaucer la littérature. À l’occasion de conférences que Patrick organise en petit comité chez lui, j’ai entendu Glissant raconter la traversée de la rivière Lézarde alors qu’il était tout petit et que sa mère le portait dans ses bras : il sentait encore le roulement des cailloux sous les pas hésitants de sa mère. C’est peut-être à ça qu’il pense lorsqu’il dit : « J’écris à roche » ?

Je me souviens de la rencontre de Glissant et Chamoiseau avec mes élèves de khâgne au lycée de Bellevue, découvrant leur littérature en train de déborder l’ordre du discours français.

J’ai vu chaque dimanche à la table des Chamoiseau le peuple créole en miniature : hors classes, sans titre ni distinction, juste lié par la famille au sens créole. Cousins-cousines, voisins-voisines, artistes, tout cela se côtoie autour d’une grillade.

Pas plus qu’il ne les invite à sa table, Chamoiseau n’héberge dans son imaginaire les hiérarchies culturelles. Alors que nous classons les Arts pour déclasser le reste, lui circule entre des rythmes et des intensités également nécessaires, également vivants. Sait-on, par exemple, qu’il écrit à l’oreille dans l’espoir que sa langue se hausse au niveau de l’énergie du rythme obsédant de New York City, son morceau de kompa fétiche du groupe haïtien Tabou Combo ? Chamoiseau a d’ailleurs écrit les paroles d’une chanson pour les Haïtiens lorsqu’ils fuyaient la misère sur des embarcations de fortune et étaient refoulés de Miami. Cette chanson intitulée Yo (« Eux ») a été reprise par Jocelyne Béroard avec Tabou Combo. La musique est de Fred Désir, qui fait partie du groupe du frère batteur de Patrick Chamoiseau, groupe que le futur écrivain accompagnait adolescent à la güira. C’est là qu’il s’est formé l’oreille à ce qui allait devenir un époustouflant ouélélé de littérature !

Parce qu’il a eu la malice de refaire mon Descartes en Robinson en lui mettant une barbe et un chapeau pour le ramener sur son île, Chamoiseau m’a emmené un jour avec lui dans ses bagages à Saint-Malo. Édouard Glissant nous ayant alors quittés, c’est en révérence à sa poétique de la Relation que nous avons depuis perpétué le rite de « marier le citron et le sucre dans les cinquante degrés de la fraternité »