Ce qui est

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Parvenue auprès de cette étrange masse, la jeune femme décrivit un lent cercle, l’observant dans cette lumière vacillante. Autour d’elle s’étendaient de si gigantesques souches que cette forme intrigante, objet de toute son attention, en paraissait pourtant petite, presque invisible, tel un enfant perdu parmi les géants du pays des rêves. Lise inspira fébrilement alors qu’elle s’accroupissait, fouillant du regard l’entrelac complexe d’algues lisses. Le vent se remit alors à souffler avec force, comme si tous les dieux du monde s’apprêtaient à rugir de nouveau. Elle sentait la mer d’obsidienne gronder dans son dos, et pourtant, sous ses pieds ruisselants s’expandait et se rétractait une écume diaphane, tel un voile enchanté hésitant avec amusement à s’ouvrir sur son monde éthéré. Alors Lise, tremblante, approcha doucement du corps l’une de ses mains, avant d’effleurer du bout des doigts les motifs indissociables que constituaient ces centaines, ces milliers d’algues. Un rayon perça soudainement l’une des alcôves de cette masse de ténèbres, tel un rasoir de lumière, et Lise émerveillée prit entre ses doigts le petit morceau de corne qui logeait là, se relevant en titubant au milieu des réminiscences de la tempête. Un nouveau grondement s’éleva, et, dans cette lumière surnaturelle d’avant l’orage, Lise fut projetée contre l’une de ces souches à la largeur démesurée, et, tandis que la foule grondante des vagues se disputait avec le ciel, avec la lenteur d’un vieil astre planant autour du Soleil, le bois, ses motifs étranges et merveilleux, l’écorce détrempée et le sable se résorbèrent sous ses doigts.

Ses membres lui semblaient aussi souples que de l’eau, et la jeune femme soupira de contentement, lovée dans ce qui aurait pu être du miel, une chaleur si douce et si paisible qu’elle en était sucrée, Lise en était certaine. Celle-ci grommela cependant lorsqu’elle se rendit compte que malgré l’aide de ses bras encadrant son visage, la lumière l’empêchant de dormir ne disparaissait guère. Aussi dans un bâillement se releva-t-elle, frottant ses yeux désormais impatients, mais encore trop gorgés de ténèbres pour qu’elle puisse discerner son environnement. Quelque chose de solide et immobile soutenait son dos, et si elle se tenait debout sur de la terre, cela, Lise en était certaine, la jeune femme ne parvenait à mettre un nom sur l’immense cylindre troué qui l’entourait. Il s’étendait au-dessus d’elle à perte de vue, loin, loin là-haut, là où tout était noir, la lumière des quelques arcades découpées de part et d’autre de sa base, puits de clarté, ne parvenant jusqu’à ces sombres hauteurs. Intriguée, Lise se dirigea vers l’une de ces entrées, puis la franchit complètement. Une clairière immense se déroula soudain sous ses pieds, rayonnante de plantes fleuries et colorées, toutes caressées par la douce lumière d’une fin d’après-midi. De grands arbres se tenaient paisiblement derrière elle, visiblement parsemés de multiples oiseaux bavards, et quelques des pétales des fleurs sauvages s’envolèrent dans la brise avant de retomber parmi les herbes sèches dans un soupir de contentement lorsque que Lise s’avança parmi elles.

Soudain, dans ce paysage pastel d’un autre temps, surgirent trois enfants, piaillant de joie et d’euphorie alors qu’ils sautaient, couraient et tombaient sur une petite colline non loin. Une biche que Lise n’avait pas encore remarquée s’en fut alors en quelques bonds aériens sous le couvert des bois, et les enfants s’élancèrent pour la rattraper. Ceux-ci s’arrêtèrent à quelques pas de la jeune femme, à bout de souffle et les yeux brillants.
« J’la vois plus, lança le premier d’un ton perplexe.
– Moi non plus », dit l’autre d’un ton renfrogné, tandis qu’il traversait Lise du regard pour jeter quelques coups d’œil bougons aux arbres.
Le dernier ramassait déjà ce qu’ils avaient laissé derrière eux.
« C’pas grave, v’nez, on peut toujours les faire voler ! »
Et ils s’élancèrent à nouveau sur la même musique cacophonique, courant vers la butte, tirant derrière eux ce qui paraissait à Lise de longs et larges rubans colorés de formes différentes. Sans réfléchir, celle- ci les suivit, et alors qu’elle était parvenue à mi-chemin de la petite colline, une nuée de serpentins et de cerfs-volants versicolores s’élança vers le ciel, tels de gigantesques papillons. Et, sous les cris de joie des enfants, qui ne parurent pas s’en rendre compte, l’un deux, d’un rouge vif enthousiaste, se précipita sur Lise et l’emmena, à son tour, dans les airs.

La troupe tournoyait avec allégresse autour d’elle, telles de petites flammes colorées jaillissant de part et d’autre dans la vesprée, derniers clins d’œil du soleil désormais couché. Lise – ou quelque fut son nom ce soir-là – se pressait elle aussi d’un bout à l’autre de la salle et des jardins, occupée à
suspendre les dernières lanternes de papier, qu’ils avaient tous confectionné ensemble au cours des derniers mois, parmi les fleurs rose pâle des cerisiers des collines, à s’infiltrer en cuisine le temps d’aider à confectionner quelques sakura mochi de plus et à répéter fébrilement ses répliques avec Izumi chaque fois qu’elles se croisaient. Sans oublier de crier quelques ‘J’arrive !’ à Masuyo chaque fois qu’elle l’entendait pester depuis les gakuya, répétant pour la énième fois que la coiffure et le costume de ses acteurs étaient plus importants que quelques lampions de plus sur l’allée d’où les invités arriveraient. Bientôt, dès l’heure du chien, ceux-ci empliraient la salle, et, lorsque les premières étoiles se tiendraient prêtes, Lise enfilerait son masque, et alors, la pièce pourrait commencer…
Des millions d’infimes grains de sable encore chauds roulaient sous ses pieds, offrant un contraste amusant face à cette masse uniforme de ciel qui peu à peu bleuissait alors que s’installait le froid, cette immensité immobile que rien ne semblait jamais atteindre. Lise caressait distraitement l’encolure paisible des chameaux, son regard glissant d’un élément à l’autre de ce paysage sans limite : chaque ligne, chaque courbe, des grands yeux doux des animaux à leurs poils d’or beige, poli par le vent, s’entremêlant à l’infini, de chaque mouvement figé des dunes et du tissus d’eau fluide que son ami dressait, coulant dans ce vent si vieux et si ancien, aux lignes de ses propres mains brunes, tout s’inscrivait dans ce paysage ancestral par ses traits uniques et insaisissables, tout se fondait dans chaque chose si parfaitement que le regard coulait dessus sans jamais y trébucher…
Bientôt la nuit doucement souffla, et le rouge soleil s’éteint, bientôt la nuit doucement souffla, et des encres aux indigos des plus profonds, aux plus mystiques des violets, éployèrent leurs volûtes enchanteresses. Puis, une à une, une, deux, trois, des milliers d’étoiles déployèrent leur éclat, et Lise, dans ce lieu où la mélodie de chaque infime particule s’étirait dans un émerveillement apaisé, où chaque chose dans son propre silence et sa propre musique sublimait l’immensité qui l’accueillait, Lise sentit sa propre mélodie, s’étendre sous la voûte nocturne infinie.

Quelques lointains filets de brume se dévoilaient un à un, dentelle qui sublimait les collines rosées que Lise, sur sa toile de lin, tentait passionnément de dépeindre. Au premier plan, ses modèles riaient malgré le froid, leurs yeux clairs remplis d’étoiles, tel ce merveilleux ciel du matin. Le grand voile à la musique exquise des feuilles du chêne que la jeune femme souhaitait tant représenter commençait à s’illuminer, et déjà subtilement les nuances du paysage commençaient à changer. Lise appliqua un nouvel aplat de couleur crémeuse avec délicatesse, suivant les courbes de la scène avec attention, son pinceau solide et souple sous ses doigts… Et tandis que le soleil désormais s’appliquait à réchauffer son dos chaleureusement, Lise puisait dans cette lumière avec l’espoir, encore et encore, de saisir cet impression sublime, éclat fugace captivant l’œil et filant droit vers l’âme, cet instant brodé d’or…
De gigantesques nuages lumineux se mouvaient avec amusement, enchaînant les formes étonnantes que Lise, émerveillée, nommait avec grands débordements d’enthousiasme, sautillant dans la bulle aux reflets magnifiques dans laquelle elle flottait. Peut-être fut ce qui dévia sa trajectoire, car la jeune femme désormais traversait le ciel, d’un bleu si pur et si tendre, pour se rapprocher encore et encore des cascades scintillantes qui s’écoulaient majestueusement au loin… L’eau y rugissait, partout autour d’elle maintenant, alors que Lise traversait les chutes éclatantes, naviguant de l’une à l’autre, plongée dans des torrents de lumière cristallins…
« Aaah ! » Lise filait à une vitesse folle, suspendue du bout des doigts à d’immenses lianes lisses.
Tout autour d’elle n’était que flashs de verts éclatants, de mélodies sauvages et d’odeurs envoûtantes, abondance pour les sens. Brusquement la jeune femme s’aperçut qu’elle était précipitée au bout de sa liane. Des arbres immenses se dressaient autour d’elle… « Aaaaah ! » Lise fut propulsée, éjectée, expédiée dans les airs, les bruits de la jungle semblant soudain se suspendre, des oiseaux multicolores planant autour d’elle… Shhhh... Lise se rattrapa à une autre liane, encore plus grande, et, prise d’un gigantesque éclat de rire, elle fila encore plus loin dans la jungle infinie…

L’air marin envahissait les narines de Lise. Son cœur battait encore follement, et pourtant toutes ces couleurs, ces sons, ces odeurs et ces sensations si intenses, avaient disparus, telle une succession de valses délirantes et entrelacées, qui, malgré ses pieds bien ancrés dans le sable humide, lui faisaient encore tourner la tête. Doucement, la jeune femme inspira, ajustant sa propre petite vague d’air salé à celle, immense et majestueuse, de l’océan en face d’elle, puis ouvrit les yeux. Lise traversa la plage, se dirigeant vers cette forme inratable, ce tas d’algues vertes dont elle se souvenait, désormais. Or cette fois, lorsqu’elle arriva à sa hauteur, la forme se mut, se retournant vers elle en un glissement silencieux avant de se relever, souplement, les algues coulant de ses épaules comme si elles n’y avaient jamais été. Ses yeux plongèrent dans ceux de la jeune femme avec une bienveillance aux limites inexplorées. De l’être jaillirent quelques sons merveilleux, telle de l’eau cristalline ruisselant sur des pierres chaudes, et il la désigna avant d’englober de sa main en coupe l’horizon, puis, après une courte pause, pointa son doigt vers la jeune femme par deux fois, comme pour marquer un changement de direction.
Lise lui prit la main.

Noir. C’était tout ce que Lise parvenait à penser, ses sens inondés par l’infini puit de couleur qui l’englobait, sous elle, autour d’elle, partout, au-dessus d’elle, partout où elle pouvait se déplacer et aussi loin qu’elle osait regarder. Car le noir était une couleur, et pour la première fois, Lise le sentit de tout son être. Ces étendues prodigieuses, cet englobement sans faille, ce déconcertant mélange parfait d’absence et de présence, de vide et de rien, de quelque chose et de tout, tout était d’un noir si riche et si profond que même lorsque la lumière et les couleurs des masses gigantesques suspendues là avec nonchalance apparurent, elles ne parvinrent à faire de cette encre parfaite un gris sombre en demi- teinte. Ces masses et ces poussières, toutes ces choses qui désormais filaient si vite qu’elles en tranchaient le souffle où tournoyaient avec la lenteur de celui qui sait, Lise les contempla doucement. Si longtemps qu’elle aurait dû mourir un nombre de fois qui rendait « mille » dérisoire, et pourtant tous ces astres merveilleux dansaient sans jamais lui laisser le temps de comprendre leur pas, la laissant seulement là, rien et tout, infime et immense elle aussi.
L’être se rappela à elle doucement, et Lise – la jeune femme ? celle-ci ne savait plus rien -, le suivit sans un mot.

Lise flottait. Elle ne bougeait pas et pourtant avançait, reculait, montait, redescendait. Elle était si minuscule et pourtant si grande, souple, extensible, insécable et pourtant elle pouvait emprunter des milliers de voies en même temps. La chaleur du soleil la traversait, parfois même la réchauffait tellement qu’elle s’envolait… Dans cet océan de bleu qui l’entourait et qu’elle était à la fois, brillait, devant elle, une goutte animée d’une lumière éthérée, comme contenant un scintillement figé. Lise la suivit, captivée. Elles gagnèrent, formèrent, devinrent des vagues et furent projetées contre des falaises immenses et aussi sombres que le ciel d’orage, ce ciel que l’instant d’après elles rejoignirent,
prises entre les grondements et les éclats de lumière, avant de tomber, tomber, tomber, invisibles sous le ciel noir. Elles se fondirent dans la terre brune et humide, encore et encore plus loin, jusqu’à ne plus être gouttes mais terre, sol, tronc, branches ligneuses et fines feuilles, rendues fébriles par l’approche du vent ancestral et de ses secrets. Alors Lise, du haut de sa canopée et du bas de ses racines, au fur et à mesure que son écorce s’épaississait et ses fleurs s’ouvraient puis disparaissaient dans le vent, eut tout le loisir d’observer la vie et sa danse perpétuelle, hypnotique. Elle aperçut de grands loups gris courir, jouer et tomber, maints humains passer devant elle en pleurant, riant et murmurant, vit avec joie de petits moineaux marronés installer quelques brindilles sur ses propres branches, avant d’elle- même revenir au sol duquel elle s’était élancée il y a bien des années de cela. Elle en ressortit ailleurs, au milieu d’une prairie en fleurs, puis plus loin encore, d’où elle contempla des villes se construire, se bâtir et se détruire, des liens se faire et se défaire, les époques défiler dans un sens puis dans l’autre ; une autre fois elle découvrit la neige et comment elle faisait tout scintiller d’un doux enchantement, et une autre fois elle découvrit les versants secs et arides aux ruisseaux de pierres figés de terres escarpées, chaudes et ridées, semblables au visage d’un vieil homme souriant face au soleil de plomb. Une autre fois elle voulut suivre quatre enfants souriants conversant avec un lion majestueux, ou vivre pour toujours parmi les arbres d’un pays flottant dans les nuages, mais elle fut happée de nouveau ; ces contes-là n’étaient pas le sien.

En effet, un jour, au milieu de toutes ces images mystérieuses et de ces inconnus merveilleux, Lise s’aperçut elle-même. Elle se vit grandir et prendre le bus d’un bout à l’autre de sa ville, parler, vivre, essayer, comme tous les autres et pourtant d’une façon si spéciale. Les larmes qui brillaient sur ses joues alors que devant un miroir, elle se fixait avec une haine qu’elle ne s’était jusqu’alors vue revêtir nulle part ailleurs, la honte qui brûlait ses joues alors qu’à dix-sept ans elle s’était trouvée pour les premières fois dans un cour de violon, l’excitation qui la parcourait alors qu’elle traversait la rue, les mains débordantes de ballons colorés pour la fête surprise de l’un de ses amis, le confort de l’herbe du parc, qui désormais chatouillait ses racines, sur laquelle elle était étalée à plat ventre, dévorant des piles d’ouvrage sur la symbologie… Elle vit aussi cette autre fois où elle avait nié tout ce qu’elle chérissait le plus au monde dans l’espoir de recevoir cette même chaleur en face d’elle, et cette autre où dans le même désespoir elle avait sacrifié ses propres conditions. Puis elle fila de nouveau, et dans un autre petit coin de Terre elle baigna dans l’explosion de couleurs que provoquait joyeusement les milliers de fleurs installées dans une rue, puis elle vit des enfants se jeter dans la mer, puis elle vit Gloire et Pouvoir naître des Hommes et en tuer dans leur sillon. Plus loin encore elle admira des astres zébrer le ciel nocturne et des dizaines de ruisseaux serpenter sur une terre colorée, un avion blanc ailé de promesses dessinant dans le ciel bleu et un voilier estival naviguer sur les eaux claires d’une mer lointaine, une plaine dans la nuit recouverte de milliers de pâquerettes, toutes veillées par les scintillements du ciel étoilé.
Elle vit des milliers d’êtres cheminer au même endroit de mille uniques façons, les yeux des Hommes et les rondes planètes, les millions de fils d’une étoffe de soie chatoyante et les milliards de torsades de ces derniers, sa propre peau et le désert, de grands aigles et de minuscules scarabées, couleur galaxies de violet, des mythes et des légendes, des glaciers aux fleurs de froid éthérées, des sourires en croissant de lune, des mistrals et des rêves. Et dans ce tourbillon prodigieux, Lise se sentit s’étendre, s’étendre, s’étendre, telle la spirale infinie du temps, de l’espace et des merveilles.

Une brise légère glissait doucement sur le corps étendu de la jeune femme, ses pieds, ses mains, son visage. Tout était si simple et si paisible : le doux halo de chaleur émanant de la terre sous elle, les fleurs, les verts tendres des arbres et de l’océan d’herbe s’étendant autour d’elle. Non loin, l’être se retourna sur le flanc, vers elle. Lise observa ses grands bras et ses longues jambes, ses pieds et ses yeux, ces traits si familiers, et pourtant toujours enveloppés du mystère des ans. L’Homme souffla doucement sur son visage, et Lise sourit, répondant avec ses propres mots.
« Merci. »

« Mademoiselle… Mademoiselle… Mademoiselle ? » Lise ouvrit les yeux.
« Tout va bien ? »
La jeune femme caressa du regard les chatoiements parant la mer et les flaques d’argent, avant de fermer de nouveau ses paupières, souriant au ronronnement des vagues et aux cris enthousiastes fusant au loin ; une équipe d’archéologues, quelques journalistes, ainsi que plusieurs passionnés et autres curieux intrigués avaient rejoint la plage.
Lise retira sa main droite de sa poche et la tendit à la personne agenouillée auprès d’elle.
« Je le crois », sourit-elle.
L’autre prit le petit éclat de corne sculpté du bout des doigts, et sourit.