Brazzaville 2013 / L’Afrique qui vient #1

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Brazzaville : 13-17 février 2013. cent écrivains venus de vingt-sept pays. Les écrivains africains francophones, anglophones, lusophones, rassemblés pour dire l’Afrique qui bouge. Une anthologie exceptionnelle. Et l’implication de tous les acteurs qui font la vitalité culturelle de Brazzaville. Rencontres, débats, lectures, spectacles, cinéma – et les premiers états généraux des littératures africaines, dans le cadre des grands débats de la Word Alliance. Pour en finir avec une vision passéiste de l’Afrique. Une édition qui a marqué les esprits comme devait le faire, tout juste un an plus tard, l’édition au Maroc, à Rabat et Salé…

Le projet de Brazzaville est né à Port-au-Prince, en 2012. Nous vivions la magie des retrouvailles avec nos amis haïtiens. Arthur H, dans la nuit, bouleversait la foule rassemblée, ses mots allumaient des brasiers. Et c’est dans l’hôtel où nous nous trouvions quand le cataclysme avait mis à bas la ville, qu’avec Alain Mabanckou, Mélani et moi avions évoqué le prochain rendez-vous africain. Une Afrique nouvelle faisait irruption sur la scène du monde, une Afrique qui mettait à mal bien des a priori, obligeait à un bouleversement de nos coordonnées mentales.

À Bamako, l’année précédente, nous avions vu apparaître une nouvelle génération qui, aux côtés d’Amkoullel, avait littéralement « mis le feu » au festival, une génération qu’entre nous, nous disions la « génération Internet ». Malienne, oui, mais aussi du monde entier, pressée de prendre toute sa place, refusant les facilités des discours victimaires. Si inventive, entreprenante, que nous avions décidé de prolonger cette édition par un festival, à Saint-Malo, consacré aux « villes-mondes » et aux cultures urbaines. Et c’est en pleine préparation de l’événement que nous avions vu apparaître sur les écrans des visages qui leur ressemblaient étonnamment, à Tunis, puis au  Caire : oui, une Afrique nouvelle était bien en train de naître, urbaine, « afropolitaine », pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe.

Dans le tumulte et le chaos, certes, mais aussi avec une formidable énergie. Lagos, Kinshasa, Johannesburg pouvaient être dites des mégapoles de cauchemar, mais comment ignorer qu’elles étaient aussi de formidables « centrales d’énergie », riches d’un nombre impressionnant d’artistes, de musiciens, d’écrivains ? Il fallait un festival à la hauteur de ces enjeux, un festival donnant spectaculairement à voir cette Afrique en mutation accélérée. Et nous savions déjà, le cœur navré, que ce ne serait pas à Bamako…

Nous le savions depuis un an. L’édition de 2010 avait été merveilleuse, mais un casse-tête à monter, quand le soutien du gouvernement malien avait fait défaut, dans des conditions qui ne permettaient pas d’envisager une suite. Sans doute pouvions-nous nous consoler en nous disant que les huit éditions de Bamako avaient joué leur rôle, mais ça n’en était pas moins un crève-cœur. Entre le Mali et nous, quelque chose de très fort s’était noué, qu’il ne pouvait être question d’oublier, et que nous entendions bien porter avec nous, où que nous irions poursuivre l’aventure.

À Brazzaville, avait dit Alain Mabanckou. Autrement dit : chez lui. À vrai dire, ça n’était pas la première fois qu’il avait suggéré d’imaginer une édition à Brazzaville. Mais là, c’était d’une tout autre affaire qu’il s’agissait : un festival à la dimension d’un continent. La manifestation d’une Afrique prenant sa place dans le monde, rassemblée dans la diversité de ses expressions, invitant les meilleurs auteurs internationaux. Rentrés à Rennes, nous nous étions lancés dans la construction de notre projet, tandis que le Mali, devant nous, sombrait dans le chaos…

« L’Afrique qui vient » : ce projet d’une manifestation à Brazzaville, nous l’avons exposé, avant de nous lancer, aux plus grands écrivains du continent africain, ou amis de celui-ci. Breyten Breytenbach, Patrick Chamoiseau, Toni Morrison, J.-M. G. Le Clézio, Mia Couto, André Brink, Alaa El Aswany, Dany Laferrière, Boualem Sansal, entre autres, nous ont encouragés dans cette voie et formé un « comité de parrainage ». La suite devait montrer que nous avions eu raison, portés par la magie d’Haïti, d’oser rêver…


Ce fut toute une équipée

Il ne suffisait pas de mobiliser les écrivains et les artistes africains, dans toutes les langues, encore fallait-il mobiliser aussi les acteurs culturels congolais, à commencer par la jeunesse de Brazzaville, bien au-delà de celle qui se retrouvait de loin en loin à l’Institut français, faire que ce festival soit aussi le leur – ce qui n’allait pas de soi. Ce fut tout le mérite de l’équipe, autour de Mélani Le Bris, de Lucie Milledrogues, que d’aller à leur rencontre, de gagner leur confiance. En partant de ce langage commun qui s’exprime à travers ce que l’on dit « cultures urbaines » pour ouvrir le festival à tous et à tous les modes d’expression, aller au plus près des gens, dans les quartiers, en multipliant les lieux d’échanges et les ateliers – au centre Père Dubé, à Congo Square, à l’école d’art de Poto-Poto, à l’espace Matsoua, aux ateliers Sahm, à la galerie Elili, sans compter leur aide pour assurer des rencontres dans neuf lycées de la ville et à l’université Marien Ngouabi. Et ç’a été un spectacle étonnant, dans les journées qui ont précédé le festival, que de voir la ronde incessante des jeunes d’un peu partout mobilisés, aux arrivées parfois spectaculaires, théâtrales, poétiques – ah, celle de la déjà star Sexy Chocolat Show entourée de ses groupies, tous venus chercher des affiches à coller !

Le hip-hop : la langue commune de la jeunesse africaine – pour ne pas dire du monde. Nous sortions d’une édition enthousiasmante, à Saint-Malo, sur les cultures urbaines de par le monde. Elle se prolongeait ici. Et de quelle manière ! Avec tellement d’images gardées : l’arrivée un soir, dans la cour de notre « camp de base », des break-dancers et du réalisateur d’un film sud-africain extraordinaire, African Cypher, que nous avions découvert et fait sous-titrer, partant immédiatement à la rencontre des danseurs de Brazza de la manière la plus simple : en commençant à danser parmi les voitures à un des carrefours de la ville – il n’avait pas fallu attendre longtemps pour voir converger les danseurs du quartier. La soirée de folie dans le grand amphithéâtre du palais des Congrès archi-comble, pour la projection du film ; la démonstration sur scène des hip-hopers du film rejoints par les stars de Brazzaville pour une fantastique « battle » devant la salle en transe ; la soirée explosive « Vibrations urbaines » dans la salle de l’Institut français, dont les murs tremblèrent, pour le coup (« L’Afrique qui vient / C’est nous / C’est ici / C’est maintenant ! ») ; les ateliers slam de Rouda et de Paul Wamo, le concert du Malien Amkoullel, la résidence du peintre Zéphirin venu tout exprès d’Haïti, aux ateliers Sahm de Bill Kouélany, avec les jeunes artistes de Brazzaville et de Kinshasa, et qui, ensemble, réaliseront en public une magnifique fresque ; le collectif de photographes Ellili, dont Francis Kodia l’auteur de l’affiche du festival, le concert en plein air des Bantous de la capitale, de Jacques Loubelo, de Sheryl Gambo, des Folks Sansa Jazz, de Ngampika-Mperet, du groupe des percussionnistes Musée d’Arts…, en ouverture du festival, le concert de Cherif Bakala Ier, Zao, Oupta, Roga Roga retransmis en direct par France Inter : ils ont accompagné les rencontres littéraires, les lectures, les spectacles, les projections, ils ont donné son rythme, son intensité, au festival, ils ont brassé les publics pour que tous puissent se l’approprier, se reconnaître en lui. Pour tout cela, un grand merci, à eux…


Un immense besoin de débats

Elles furent nombreuses et plurielles, les rencontres : « Les mutations du roman africain d’Afrique en Amérique – et retour ? », « Quand se réveillent les grandes forces mythologiques », « Printemps arabes, littératures des deux rives », « Esthétique de la sape », « La tragédie malienne », « Quand les mots se mettent à chanter », « Haïti, pays réel, pays rêvé », « Écrire dans un monde en guerre », « Entre poésie, roman et théâtre », « L’histoire est un roman », « La force magique des mots », « Pour saluer Emmanuel Dongala et André Brink », « Afrique du Sud, laboratoire du futur ? », « Dire la beauté du monde », « Habiter la frontière », « Polar africain : tout juste né, en pleine santé », « Villes cratères, entre fiction et documentaire » : « Afro-latinos : la rencontre des continents », « La Terre devient ronde : le monde sans plus de centre ? », « Paris noir », « Nigeria : un phénomène littéraire », « Mission Nollywood », « Écritures migrantes », « Chinafrique »… Sans compter le Café littéraire tenu chaque journée par Maëtte Chantrel, où elle accueillait tous les écrivains pour évoquer avec eux leurs derniers livres : une effervescence à la mesure de la mutation en cours.


À l’heure des villes-mondes

Vibrations urbaines

De Paris à Bamako, de Nouméa à Brazzaville, : partout de jeunes artistes s’approprient les codes, le rythme et les formes d’une culture urbaine dont la richesse n’est plus à démontrer. Notre défi : avec la complicité de Carlos la Menace et du collectif brazzavillois Lek6onor, faire travailler ensemble des artistes urbains venus d’horizons très variés, autour d’un projet mariant slam, rap, musique et danse, dirigé par le Malien Amkoullel, le Néo-Calédonien Paul Wamo et Rouda, qui nous accompagne depuis si longtemps. Le résultat de leur travail, à l’Institut français, faillit voir les grilles du bâtiment sauter devant l’afflux des jeunes – tandis que sur la scène le spectacle virait à l’insurrection poétique. Un grand moment !

L’ovni African Cypher

Quelques mois avant le festival, à Rennes. Nous visionnons depuis le matin des documentaires sur l’Afrique, estimables, touchants, le plus souvent de dénonciation – qui ne serait pas ému ? Et puis, tout d’un coup, comme le fracas d’un Boeing traversant la pièce, un tourbillon, un cri de rage et de tendresse, un tournoiement d’images, sur un rythme proprement sidérant, sans rien cacher de l’enfer des bidonvilles de Johannesburg, l’évidence en coup de poing d’une folle énergie, d’une puissance créatrice à vous laisser pantois. African Cypher, un film sud-africain inconnu, primé au Festival du film de Durban. Et l’évidence d’un énorme écart entre la plupart des films français (pas tous : à preuve, Florent de la Tullaye et Renaud Barret) et les films des réalisateurs africains : ils ne nous parlent pas de la même Afrique…

African Cypher, véritable ovni urbain, une plongée dans l’underground culturel des townships sud-africains : là, dans les terrains vagues ou à même la chaussée, des jeunes, chômeurs ou anciens voyous, font de la danse de rue un exutoire. Dansant avec une énergie démente, « comme s’ils avaient une arme braquée sur la tempe », ils réinventent la culture du break-dance. Avec les danseurs Mada et Pringle venus spécialement de Soweto, et Bryan Little, le réalisateur, le film éclectrisera Brazzaville ! Et donnera le ton de ce qui allait suivre…

Villes-cratères : là où s’invente l’Afrique d’aujourd’hui

Une autre Afrique. Qui oblige à un changement de coordonnées mentales. Certains opposent le « roman de l’exil » aux romans de ceux, demeurés sur place, garants d’une « authenticité » : l’opposition est absurde, et suicidaire. Le nouvel espace romanesque africain n’est plus celui du village, de la tradition retrouvée et du ressassement qui lui est lié, du discours anticolonialiste. Le génocide de 1994 au Rwanda aura marqué un tournant : la découverte par l’Afrique de sa capacité à s’autodétruire, la fin de l’innocence, des paradis perdus, des discours victimaires. La dispersion identitaire est une des conséquences de la tragédie historique des dernières décennies. Aussi le nouvel espace romanesque africain est-il d’abord celui de l’exil, des migrations, des télescopages culturels, non seulement vers l’extérieur, mais aussi à l’intérieur même de l’Afrique : à l’exil en Europe, en Amérique, répond de plus en plus celui vers la ville, monstrueuse, hybride, où s’expérimentent également, mais d’une autre manière, métissage et multiculturalisme, se met en place un univers créole, soubassement pour A. Mbembe d’une modernité « afropolitaine », où s’opère « une redistribution des différences entre soi et les autres et de la circulation des hommes et des cultures ».

De Lagos à Johannesburg : une explosion créatrice

Lagos, Kinshasa, Le Caire, tant d’autres encore : villes folles, tentaculaires, en croissance exponentielle, sans plus de centre ni de limites, cratères en éruption dans le tohu-bohu des identités confrontées, mêlées, brisées, réinventées. Dire l’Afrique d’aujourd’hui, c’est dire d’abord la prolifération de ces mégapoles, les énergies qui les traversent, leurs sons, leurs rythmes, la résistance à la sauvagerie de leur expansion, mais aussi ce qui y naît, l’invention de nouvelles manières d’être ensemble. Un chaos destructeur ? Créateur, aussi. Ces villes si souvent décrites comme des cauchemars sont aussi des centrales d’énergie. Là, dans ces cratères en fusion, s’invente la littérature de demain, se réinventent images et musique : une culture monde, dont témoignent chacun à sa manière les écrivains de Lagos, Noo Saro-Wiva, Helon Habila, Teju Cole, NoViolet Bulawayo, ou de Johannesburg comme Niq Mhlongo.

Un cinéma en pleine effervescence

Écrivains, musiciens, artistes, cinéastes : ils nous donneront la mesure, au fil de ces journées, de l’énorme mutation en cours. Elle bouge, l’Afrique ! En témoigne son nouveau cinéma. Résolument urbain, rythmé, nerveux – explosif même. Cru, mais débordant d’une folle énergie. D’humour aussi. Rien de misérabiliste, aucune leçon à donner : la puissance éruptive d’un continent en plein bouleversement, l’émergence d’une nouvelle génération.
Africaine par ses racines, chaque image le prouve. Et du monde entier pareillement, pleinement de son temps, bien décidée à jouer sa partie dans le grand concert mondial. Et ils en ont, des choses à dire, à montrer, ces jeunes réalisateurs ! Une nouvelle société africaine est en train de naître. L’enjeu, dès lors, pour eux ? Construire un imaginaire pour les temps nouveaux. Des studios de Nollywood à ceux des rappeurs de Brazzaville, des rues de Kinshasa au port de Mbandaka le long du fleuve Congo, de la Chine à la Roumanie, un cinéma africain en pleine mutation… African Cypher, mais aussi Boul’Fallé de la Sénégalaise Rama Thiaw, Espoir Voyage du Burkinabé Michael Zongo, Sur la planche de la Marocaine Leïla Kilani, Nairobi Half Life du Kenyan David Tosh Gitonga, Tsofa du Congolais Rufin Mbou Mikima : à chaque fois, un choc…

À l’heure de la révolution Internet

Nous l’avons vu arriver, à Bamako. Elle a frappé les esprits, pendant les printemps arabes : la promesse d’un fantastique bond en avant – avec toutes ses ambiguïtés, il va de soi. L’Afrique, le « continent oublié » du développement technologique ? Plutôt un immense chantier, en pleine effervescence. La téléphonie mobile y progresse de 40 % par an. 70 % de ces téléphones ont un accès Web en 2014. La fibre optique progresse à toute vitesse – mais déjà un chercheur togolais lui a trouvé une alternative plus économique. Le plus jeune chercheur du MIT aux États-Unis est de Sierra Leone. Vérone Mankou, de Brazzaville, lance un Smartphone à bas coût, après avoir inventé une nouvelle tablette. La faiblesse des réseaux de distribution, les coûts d’impression handicapent l’édition ? Le livre numérique apporte une réponse. En 2020, 80 % des enfants de moins de 8 ans apprendront à lire sur un écran connecté.

Une révolution est en marche, qui porte en elle une révolution culturelle… Les deux rencontres conçues avec le programme Digital Africa de l’Institut français, auront été passionnantes ! Pour explorer ce que sera l’Afrique de demain…