Besoin de personne

Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire.
« Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! »

Malgré son ton badin et son sourire exagéré, Grigori fixait ces cavaliers non sans un certain présentiment. De violents vents se levèrent. Ils étaient au nombre de douze. Son regard resta pointé sur ces Iakoutes, bien que sa conscience lui dît de ne pas leur accorder de crédit : leurs traits orientaux semblaient figés en une expression sévère et leurs yeux brillaient d’un éclat fantomatique. Pour couronner le tout, leurs costumes (comment ne pas appeler ça des costumes ?), quoique resplendissants, ajoutaient quelque chose de surnaturel à cette vision folklorique.

Pendant un bref moment d’égarement, les yeux fixés sur les cavaliers, il remarqua que leurs habits étaient en réalité de vulgaires haillons, qui furent très certainement, jadis, de splendides œuvres de broderies. On aurait dit qu’ils flottaient, que le tissu, d’une couleur indescriptible (à mi-chemin entre le noir, le gris et le bleu, avec peut-être un peu de vert, qui sait), se mouvait dans l’air trouble de ce début de soirée. Grigori reprit ses esprits et leur lança un sourire niais, teinté de perplexité : en clignant des yeux, cette vision hallucinatoire de vêtements mouvant s’était éclipsée. Il n’y avait là que de simples, mais étincelantes étoffes, où étaient accrochés de grands arcs en bois clair, ajoutant un peu de peps à ce carnaval fantastique.

« Dites-moi, les archers, embraya Grigori après ce trouble fugace. Vous n’auriez pas, par hasard, une petite carte de ce désert abyssal sur fond de forêt carbonisée ? Non, parce qu’avec les copains, ça fait deux semaines qu’on moisit dans ce paradis infernal sans voir ni entendre personne d’autre que nous six. C’est qu’on commence un peu à se sortir par les yeux – mais bien sûr, ça, personne ne se l’avoue ! »
Pas de réponse. Pas même un signe, un clignement d’œil, un froncement de sourcils ou un doigt qui bougea. Juste quelque douze regards indéchiffrables qui sondèrent son âme de soldat du feu. Même leurs montures étaient plus expressives qu’eux, bien que ce ne fut qu’un hennissement, tout à fait déconcertant, sinistre et guttural, qui lui répondit.

Un des Iakoutes, le plus intimidant de tous – si tant est que ce soit possible – émit un son stridulant à en glacer les os, pour faire avancer d’un pas sa monture. Grigori se garda bien de faire remarquer l’inutilité du geste, car le regard froid du cavalier redoubla d’intensité avec l’extrême proximité et l’en dissuada. Il reprit donc son monologue. « Je sais ! Après tout, on ne parle peut-être pas la même langue. Ça ne doit certainement pas faciliter la compréhension, je comprends. »
Prenant conscience de ce qu’il venait de déblatérer, il se gratta le crâne, fit une grimace, septique, et, ne sachant où se mettre au vu de la situation quelque peu étrange, se retourna et repartit en sens inverse pour retrouver ses copains.
« Bon… hésita-t-il en essayant tant bien que mal de justifier son départ, je vais rentrer chasser du lapin… »
Mais la phrase mourut dans l’air lourd comme Grigori se rappelait qu’il était difficile d’établir le contact entre des individus de dialectes différents.
C’est alors qu’il entendit cette voix. Grave, mais sourde, comme un murmure, ou un écho. Grigori en eut des frissons dans le dos lorsqu’il l’entendit de nouveau. Le cavalier parlait ! Il n’était pas sûr de comprendre ce qu’il disait. Ou peut-être que…
« Tu as fauté. Tu as commis l’irréparable. »
Pris au dépourvu, Grigori se permit une seconde fois de regarder l’équipe de fantasques… et se fit une frayeur en voyant leurs accoutrements. De vrais lambeaux de tissus, noirs de suie et tâchés de ce qui ressemblait à… du sang ? Leurs lames en étaient recouvertes, et leurs chevaux étaient d’affreux spécimens, le genre qu’on ne voyait que dans les films, une nuit d’Halloween pour se faire peur. Grigori sentit une soudaine vague de chaleur brûlante lui remonter l’échine et lui faire comprendre qu’il était peut-être temps de partir de cet endroit, quitte à ce que ce soit à vitesse grand V. Tout ça devenait franchement glauque.
« Tu as fauté, imbécile être vivant, et tu dois payer pour l’acte que tu as commis contre Elle. »
Grigori ne prêtait même pas attention au discours de cette… chose. Parce que, oui, ce ne pouvait pas être des bergers 2.0 trottant dans l’air du soir. Grigori n’était peut-être pas la lumière de ce siècle, mais il n’était pas né de la dernière pluie non plus : il savait faire le distinguo entre quelque chose d’étrange et quelque chose de totalement impossible !
« Attendez, quelle faute ?! demande Grigori en se retournant. Et je n’ai croisé aucune femme, ici ! »
Les cavaliers se rapprochèrent de lui, alors qu’il s’était reculé machinalement. Il avait devant lui un véritable mur noir, teinté par-ci par-là d’éclats argentés ; le reflet du coucher de soleil sur leurs lames rendait le spectacle encore plus inquiétant.
« Elle est autour de toi, ignorant ! Elle te fait vivre, et tu ne la regardes pas ! »
Un autre de ces (monstrueux ?) cavaliers prit le relai :
« Tu arrives du ciel et ruines tous Ses efforts pour éliminer ce dont Elle n’a plus besoin. »
Ces paroles ne firent qu’inquiéter plus encore Grigori. Il reculait encore, ils avançaient toujours.
« Mais qui êtes-vous ? cria-t-il pour se faire entendre, malgré le vent qui rugissait dorénavant sur les cendres de la taïga. Je suis en train de délirer, c’est ça ? »
« Non. Ton châtiment sera bien réel. »
« Non, c’est impossible. Je serai incapable d’imaginer un foutu cauchemar comme celui-là… Attendez ! Quoi ? Mon châtiment ?! Quel châtiment ?
Grigori s’arrêta, les cavaliers s’arrêtèrent. Zéphir lui-même semblait lui crier de fuir, lui rappeler que le mot « châtiment » dans la bouche de types comme eux n’augurait rien de bon. Mais il n’écouta pas. C’était comme si le chœur sifflant de la chevauchée l’hypnotisait et le privait de sa volonté.
« Il est dans la nature de l’homme de piétiner ce qui Lui appartient. Pourquoi s’acharne-t-il à sauver ce qui ne doit plus être ? La Nature prend sans que personne ne puisse rien faire contre elle. »

Le pompier ne comprenait plus rien. La situation tournait à l’absurde. Était-il en train d’assister à une conférence sur la nature, tenue par une chevauchée de chiffons, en plein milieu de la steppe battue par les vents ?
« Elle est puissante, sauvage, et nous sommes ses gardiens. Tu as éteint Ses lumières, et tu vas être chassé pour cela. » A ces mots, le mur obscur se dressa au-dessus de Grigori et le vent se rua sur lui avec une telle force qu’il en perdit l’équilibre. Il ne se fit pas prier plus longtemps. Il détalla.
Les sabots, synonymes de danger imminant, rythmaient sa course effrénée. Il lui semblait avoir des ailes tant il allait vite. Le paysage défilait. Le vent enragé lui tirait les larmes. Il était aveuglé.
Des cris monstrueux retentissaient entre les parois de son crâne : on aurait dit des hululements ou des hurlements assourdissant d’animaux. Grigori ne faisait de toute façon pas la différence : il avait d’autres chats à fouetter en ce moment.

Il courait à en perdre haleine, les Cavaliers collés aux basques. Leurs cris résonnaient dans sa tête. Il voyait trouble tant l’effort était éprouvant : son cœur manqua plus d’une fois de se décrocher, et il faillit vomir ses tripes lorsqu’il s’étala.

Le choc fut tel que le souffle lui manqua un instant.
La tête dans le décor, la bouche sèche comme du papier de verre, il appela au secours ses camarades. Ils devraient déjà être là ! Ils auraient dû voir Grigori détaler à travers la steppe ! Ils auraient dû voir d’inquiétants cavaliers aux trousses de leur copain ! Mais non, ils n’étaient pas là pour le sauver des griffes de ce cauchemar, qui virait à la chasse humaine…
Grigori tenta de crier : impossible de bouger les lèvres, sa langue était pâteuse et lourde dans sa bouche. Il s’échina, à bout de force, à se relever, mais une main puissante gantée de noir le retourna sur le dos d’un geste presque théâtral. Impossible de bouger, ni même de cligner des yeux pour chasser la vision d’horreur qui flottait au-dessus de lui : douze paires d’yeux le fixaient. Quel spectacle ridicule devait-il donner à ces chasseurs d’humains ! Un pauvre pompier en costume rouge groseille, tétanisé par terre, ouvrant et fermant la bouche pour articuler une phrase même pas encore construite dans son cerveau !
Il sentit l’odeur fétide d’une des montures près de lui, à sa droite. Ou peut-être à sa gauche.
Il observa l’un des chasseurs s’incliner.
Il ferma les yeux, se recroquevilla comme un enfant.
Il sentit qu’on le leva de terre avec peine, au grand dam de sa veste, qui lâcha une plainte déchirante.
Il s’attendit au pire.

« Eh ! Grigori ! Ouvre les yeux, mon gars ! » Une gifle. Puis deux. Une troisième le décida enfin à s’éveiller.
Ses copains le regardaient, des yeux comme des soucoupes. Grigori mit un moment avant de retrouver le reste de pensées rationnelles qu’il lui restait pour comprendre : ils étaient vraiment là !
« Vous les avez vus ? Vous les avez fait fuir ? » demanda-t-il tout d’un coup paniqué, en donnant des coups d’œil à droite, à gauche.
« Qui ça ? » demanda l’un des pompiers en le relevant par les épaules.
« Bah, les Cavaliers. Avec leurs chevaux noirs, et leurs arcs, et leurs têtes de fantôme, et… »
« Non, on n’a rien vu d’aussi divertissant en te courant après à travers ce paysage de cimetière ! »
Grigori était déboussolé. « En me courant après ? »
« On sait toujours pas pourquoi t’as détallé, d’ailleurs. Ça fait deux semaines qu’on vit ensemble, et tu penses à fuir que maintenant ? »
« Mais… des cavaliers me courraient après pour me chasser d’ici, je me suis vautré et… vous êtes apparus ! » s’expliqua-t-il.
« A moins qu’on ne se soit transformé en dangereuse Chasse Sauvage, personne d’autre à part tes camarades te poursuivaient pour te dire qu’on décollait dans dix minutes, a lancé quelqu’un dans le groupe. Heureusement que t’as eu la bonne idée de te gameller ; on risquait pas de te rattraper tellement t’avais l’air d’avoir le feu aux trousses !

On cria quelque chose à cet instant, très certainement en rapport avec cet hélico, qui pointait le bout de ses pales à l’horizon, nettement dessiné par les rougeurs du ciel. Certains coururent remballer les équipements, les autres firent signe au messie. Grigori s’aida d’une épaule amicale pour embarquer, épié par les ombres enveloppées dans de sombres capes trouées. Le stress et la terreur retombèrent, mais le doute prit la place.
On lui expliqua que, pendant qu’il faisait un petit malaise au milieu de la steppe – parce qu’il avait couru loin de la forêt et de leur campement – un message radio leur était enfin parvenu : l’hélico de l’Avialesookhrana avait fini par être retapé et pouvait venir les rapatrier. Une autre équipe venait prendre le relai.
« N’empêche, les gars, cria-t-il par-dessus le vacarme de l’hélico, vous n’imaginez pas comme je suis content de vous revoir ! ».

Foutu cauchemar ! Comment l’esprit pouvait rendre les choses si intenses ? Comment avait-il pu imaginer une seule seconde que des gardiens de la nature viennent lui donner une leçon ? « La nature, capable de vivre sans intervention humaine ? Y’aurait plus de taïga à l’heure qu’il est, si on avait laissé le feu la ravagée ! » En attendant, il en avait encore mal aux cuisses tant sa course folle l’avait épuisé !

Le nez collé à la vitre, il regardait la forêt ; ils avaient réussi à limiter les dégâts mais un bon morceau était parti en fumée… Au fait, où était cette parcelle lunaire, bon sang ! Il avait marché dans les cendres encore fumantes ! Et là il ne voyait rien d’autre qu’une forêt verdoyante ! Mais qu’est-ce qu’il lui prenait encore ? Sa course l’avait épuisée bien plus qu’il ne le pensait.
Il se frotta les yeux. Tout compte fait, les terres brulées réapparurent là où était leur place. Puis, après avoir bien regardé, il aperçut un nouveau départ d’incendie à la lisière de la forêt. Il lui sembla voir un jet d’eau, puis le feu mourut.

« Tu m’as bien dit qu’une autre équipe de pompiers était sur place pour nous relayer ? » demanda Grigori, au premier qui voudrait bien lui répondre.
« Ouais, le feu a repris sans qu’on sache pourquoi. Mais vu que t’avais l’air de dérailler, on a prévenu une autre équipe pour leur laisser le travail. »
Grigori, en jetant un dernier coup d’œil par la vitre, repensa à cette hallucination étrange, sinistre et affreusement réaliste.
Quelques instants plus tard, son sang ne fit qu’un tour en voyant un petit être rouge pétant sortir en courant des épaisseurs de la forêt. Il galopait à l’orée des bois, poursuivit par d’inquiétants cavaliers.
Sans que personne ne comprenne pourquoi, Grigori s’esclaffa.