Au-delà du temps

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. La pluie brouillait son champ de vision et la prison de cheveux dégoulinants d’eau que le vent avait refermée sur son visage n’arrangeait guère les choses. Pourtant, dans le fantastique enchevêtrement de roches inondées par la pluie et les vagues, dans les flèches de lumière blanche perçant la lourde armure de nuages métalliques, on remarquait facilement la silhouette, bien qu’il fût impossible de voir clairement ce que c’était. On ne distinguait qu’une masse hérissée de poils et affalée au sol. Comme une fourrure d’animal, qui contrastait avec les arêtes dures et luisantes des roches granitiques et des troncs d’arbres couchés.

Les questions tourbillonnaient dans la tête de Lise, cognant contre son crâne comme le vent contre les nuages : cette forme était-elle animale, humaine, ou était-ce simplement un agglomérat d’algues que l’eau furieuse avait rejeté sur le rivage ? Une nouvelle cascade de lumière chuta des ténèbres, et Lise, subjuguée par la beauté surnaturelle que la lumière donnait au paysage décharné, crut déceler un mouvement du côté de la silhouette. Cela pouvait simplement être une roche renversée par le vent, mais elle devait en avoir le cœur net. Elle tritura le bracelet de scoobys-doos fabriqué par sa fille, comme pour se porter chance. Elle sourit en pensant au visage éclatant de sa petite. Elle aimait l’appeler « mon soleil ». Déterminée, luttant contre les éléments, elle s’avança vers la forme étendue au sol.

A une dizaine de mètres de la chose, Lise crut voir de nouveau un mouvement. Saisie d’une appréhension sourde et soudaine, elle s’arrêta net. Quelque chose lui disait qu’elle devait rebrousser chemin, elle ne pourrait plus revenir en arrière si elle continuait. Et si elle touchait la silhouette...

Eh bien quoi ? Qu’est-ce qui pouvait bien arriver ? Elle s’assurerait simplement que la chose était vivante. Si oui, ça lui donnerait peut-être des clés sur ce qui s’était passé sur cette plage ; si non, elle en serait quitte pour une petite déception, et elle aurait sûrement quand même son lot de découvertes. Lise se remit à marcher, mais elle ne pouvait se défaire de son angoisse. Le vent et la pluie la repoussaient brutalement en arrière ; la tempête hurlait à ses oreilles, comme pour la prévenir de quelque chose ; le ciel et la mer se mirent de concert à gronder d’une menace obscure. Tous les éléments s’étaient mis en accord pour l’arrêter. Cependant, elle ne s’arrêta pas.

Enfin, Lise put identifier la forme mystérieuse. Elle exulta : c’était bien un homme. Mais quel homme ! Son visage prognathe, ses yeux enfoncés dans leurs orbites, son front fuyant, son crâne allongé, son nez proéminent ; il ressemblait à ces dessins dans les encyclopédies pour enfants, à la page « Homme de Néandertal ». Il émanait de lui une étrange odeur, qui tenait à la fois de l’homme mal lavé, de la bête sauvage et de l’algue échouée ; et son corps massif et musclé était en effet recouvert d’une épaisse fourrure gorgée d’eau et de nombreuses plantes marines. Il tenait une espèce de lance, formée d’un long et robuste bâton au bout duquel était attachée, grâce à une lanière faite d’une matière qui semblait être du cuir, une pointe de silex brisée.

Lise n’en croyait pas ses yeux. Fascinée, le cœur battant à rompre sa poitrine, elle tenta de se rappeler les cours de l’école de paléontologie, se demandant si elle ne rêvait pas. Elle approcha sa main tremblante de la dense masse de poils et d’algues, se demandant si il était vivant. Elle écarta tant bien que mal la lourde fourrure sale et trempée et les algues mouillées dont le contact froid et mou lui arracha une grimace, trouva le cou massif de l’homme, identifia l’endroit où elle pourrait sentir le pouls. Elle sursauta alors que le ciel se remettait à tonner de plus belle et regarda autour d’elle : le vent soufflait, semblait aussi tourmenté que jamais, la pluie mitraillait le sol en lignes serrées et violentes, l’horizon se tordait en de gargantuesques vagues, et les éclaircies se faisaient de plus en plus rares. La tempête semblait à son sommet de déchaînement. Lise reporta son attention sur l’homme et, les mains frigorifiées, elle posa ses doigts sur son cou.

En une fraction de seconde, elle sentit la peau chaude (c’était bon signe) et rugueuse de l’homme et, à un endroit qui lui paraissait aussi profond que la cavité d’une grotte remplie de fossiles en décomposition et de stalactites épaisses et humides, la faible pulsation de vie d’une artère où circulait du sang. Tout se mit alors à tourner. Alors que la terre, la mer et le ciel disparaissaient dans un trou noir, elle sentit la pulsation accélérer. Deux yeux bleus s’allumèrent soudain dans les ténèbres, comme deux étoiles dans la nuit la plus sombre, et Lise y lut la sombre détermination de quelqu’un dont la seule préoccupation est de survivre, au jour le jour, une sauvagerie des temps anciens. Et elle sentit

(Non, ce n’est pas possible)

que des centaines, des milliers, des dizaines de milliers d’années passaient comme autant d’aiguilles à travers sa peau, circulaient dans son corps et pénétraient son cerveau.

Elle vit des images de plantes et d’animaux sauvages qu’elle n’avait jamais observés qu’en reproduction dans des musées, sentit l’odeur fruitée et humide des premières et celle musquée et puissante des seconds, la chaleur bienveillante du feu qui faisait oublier le froid, l’obscurité, le danger, éprouva le plaisir de la viande cuite et fondante sous son palais, l’adrénaline à l’approche de la chasse, à la vue de la proie, le suspens et la concentration lors de la traque, si ça rate, on n’aura pas à manger ce soir, la sensation dure du bois de sa lance dans sa main, du sol qui lui frappait les pieds, la joie de la victoire et la déception de la défaite, elle sentit tout cela à la fois. Elle connut tout, les techniques de chasse, comment allumer un feu avec seulement deux bouts de bois sec, comment tailler une pointe de silex et fabriquer un outil, une arme, elle connut tout ce qu’un homme devait savoir pour survivre et faire vivre sa famille, elle sut ce que ça faisait de sentir sans cesse la faim et la soif guetter au creux du ventre.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, il lui sembla d’abord que son rêve (si c’était bien un rêve, car elle se souvenait de chaque détail et elle sentait qu’elle ne l’oublierait pas de si tôt) n’avait pas cessé. Les mêmes odeurs mélangées de plantes inconnues et d’animaux sauvages se propageaient dans l’air jusqu’à ses narines, les mêmes fougères et arbres montaient démesurément, ne laissant que de petits carrés bleus de ciel, les mêmes bruits étranges retentissaient au fin fond des bois. Et pourtant, elle était bien éveillée, ça, elle en était tout à fait sûre. Comme elle était sûre que la plage avait disparu, remplacée par une forêt dense, qui semblait venir droit du paléolithique. Il n’y avait plus non plus de tempête, et l’homme semblait s’être volatilisé.

Hébétée, Lise se redressa et regarda autour d’elle. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Avait-elle remonté le temps ? Où l’homme était-il donc ? Comment allait-elle survivre dans cette forêt inconnue et hostile ? Étonnamment, la réponse à cette dernière question fut la plus évidente et la plus rassurante : elle avait tout appris dans cet étrange « rêve » pendant lequel elle était arrivée ici. Et même si elle-même n’avait jamais essayé aucune de ces techniques de survie, elle se sentait confiante : elle sentait que, le moment venu, elle saurait quoi faire. Non, ce qui lui faisait peur, c’est qu’elle ne savait pas comment revenir au 21ème siècle. Elle avait laissé une famille, une vie là-bas (le mot était étrange : elle se trouvait au même endroit, elle avait « juste » remonté le temps de plusieurs dizaines de milliers d’années), et si il n’y avait pas eu l’évènement étrange des dunes volatilisées et de l’homme préhistorique au milieu de la tempête, qui l’avait inconsciemment préparée à vivre quelque chose de complètement inattendu, elle se serait évanouie sous le choc. En tout cas, elle n’était pas prête d’abandonner ce qu’elle avait laissé au 21ème siècle. Il lui fallait retourner à cette époque. Le problème, c’est qu’elle ne savait pas vraiment comment faire. Peut-être que si elle retrouvait l’homme et le touchait encore une fois, le processus s’inverserait ?

Quoi qu’il en soit, ça ne servait à rien de rester plantée là. Elle finirait par mourir de faim, ou pire. Elle se remit sur ses pieds et faillit tomber. La stupéfaction du début passée, elle ressentait une intense excitation qui la faisait trembler. Elle décida qu’elle ne pouvait pas partir à l’improviste dans une direction au hasard, elle avait de fortes chances de se tromper. Elle chercha des indices qui lui indiqueraient par où l’homme avait bien pu s’enfuir. A sa grande surprise, elle ne trouva rien. Il n’y avait même plus de traces de l’homme, alors qu’elle même avait laissé une grosse marque au sol, et pas d’empreintes de pas. Elle se demanda combien de temps elle avait passé inanimée, puis, après un bref instant de panique, elle se reprit. Du calme, pensa-t-elle, cherche par où un homme qui vient de se réveiller dans la forêt s’enfuirait instinctivement. Elle regarda autour d’elle.

(Par là)

Lise sursauta et se retourna. Personne. Elle avait pourtant bien entendu une voix... Elle se tourna vers l’endroit indiqué. C’était une pente qui remontait doucement vers l’inconnu, et Lise se demanda pourquoi elle avait si évidemment pensé à cette direction. Elle sursauta. La voix qui lui avait indiqué la direction à suivre, c’était donc elle, c’était sa pensée ? Lise ne comprenait rien à tout ce qui se passait. Pourquoi aller par là et pas ailleurs ? Elle n’avait cependant pas le choix et elle sentait que c’était la direction à suivre. Elle se mit donc à marcher.

En marchant, elle pensa. Elle se sentait différente. Plus sauvage, plus... En fait, c’est comme si elle avait toujours vécu là. Elle ne se sentait pas paniquée ou désespérée. Elle savait comment faire pour survivre.. Pour autant, elle n’avait pas particulièrement envie de rester à cette époque. Elle avait vraiment l’intention de revenir chez elle, de ne pas oublier ses proches. Elle devait trouver l’homme et un moyen de revenir chez elle.

Elle s’arrêta alors, prise d’un doute. Pourquoi continuait-elle à marcher ? Elle savait très bien au fond d’elle que ça ne servait à rien, ce n’est pas comme ça qu’elle le trouverait. Elle repensa à cette étrange voix qui l’avait guidée et une pensée la traversa, tellement absurde et surprenante que Lise y crut immédiatement. Et si... et si l’homme était maintenant à l’intérieur d’elle ? Cela lui aurait paru irrationnel en temps normal, mais elle ne pouvait rationnellement pas dire qu’elle était en temps normal. Et puis quand elle l’avait touché, c’était comme si elle avait toujours vécu dans cette forêt, elle en connaissait les moindres secrets, les moindres dangers. Il avait d’ailleurs totalement disparu, sans laisser de traces. Cette hypothèse, aussi irréaliste soit-elle, était donc envisageable. Peut-être devait-elle trouver un moyen à l’intérieur d’elle-même, pour arranger les choses ? Peut-être devait-elle juste fermer les yeux, inspirer profondément, expirer longuememt, se concentrer et penser Fais tout revenir à la normale en boucle, comme dans un mauvais roman pour ados ? Elle essaya. Plusieurs fois.

Rien ne se passa.

Lise rouvrit les yeux, contrariée. Peut-être s’était-elle trompée et que l’homme était quelque part dans cette forêt... Et pourtant non, elle en était quasi sûre, ça ne servait à rien de le chercher physiquement.

Elle sentait que quelque chose lui échappait.

Quelque chose dans la pénombre du sous-bois attira soudain son œil, quelque chose d’insolite et d’incongru dans cette forêt préhistorique et primaire, quelque chose qu’elle n’avait pas remarqué tout à l’heure, perdue dans ses pensées, une lumière clignotante, comme un appel à l’aide en morse. Elle s’avança prudemment, lentement, comme un chasseur à l’affût. Elle sentait une odeur de sang et de brûlé qui lui rappelait la chasse. La chose se précisait dans la pénombre. Des formes arrondies, des arêtes saillantes, des ouvertures creuses, une forme rouge métallique surplombant quatre gros objets mous et noirs, suspendus au dessus du sol. Et cette lumière qui continuait de clignoter. Lise voyait un mot se préciser dans la brume de ses pensées, mais c’était impossible, totalement impossible.

Elle sentit soudain le sol changer de nature sous ses pieds. Sa consistance dure et rocailleuse du sol recouvert par une herbe drue et épaisse devint plus compacte et régulière. Lise baissa les yeux et vit que l’herbe avait totalement disparu, laissant la place à une bande de roche noire et luisante recouverte en son milieu de peinture blanche. Du goudron. Elle était sur une route de goudron.

Et la forme qu’elle voyait depuis tout à l’heure, c’était sa propre voiture empalée et déchiquetée sur un arbre au tronc épais et au feuillage si haut que Lise ne voyait pas le ciel. Sa voiture dont le phare agonisant clignotait depuis tout à l’heure.

Lise sentit le monde tourner autour d’elle et dut s’appuyer à un arbre. La vérité, terrible, incroyable, inimaginable, tournoyait devant ses yeux, la narguant, sans qu’elle puisse l’accepter. Elle comprenait maintenant qu’elle ne pourrait pas revenir à son époque.

Un corps était échoué à terre, sous la pluie battante, un liquide rouge se répandant sur la route comme l’écume sur le rivage. Et partant à la dérive, emporté par le mélange d’eau et de sang, un bracelet de scoobys-doos cassé.

Lise se tourna vers la plage. Au beau milieu de la tempête, l’homme lui fit un signe de la main, comme pour l’appeler. Et derrière lui, d’innombrables silhouettes fantomatiques se pressaient dans les ténèbres.