André Brink, par Nathalie Carré

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André Brink est le premier auteur que j’ai interviewé, il est aussi mon premier lien avec Étonnants Voyageurs. Deux rencontres mêlées qui tiennent – il est aujourd’hui possible de l’avouer après toutes ces années – d’abord à un coup de bluff. Toute nouvelle recrue de la revue Notre Librairie, je devais participer à l’édition 2004 du festival à Bamako, pour laquelle on recherchait activement quelqu’un connaissant bien l’œuvre d’André Brink. Un invité de marque, un grand écrivain qu’il fallait mettre en valeur à sa juste mesure. Quelle inspiration subite ou quel mauvais démon prirent possession de moi, nul ne le dira, mais à la question « Vous connaissez bien l’œuvre d’André Brink ? », les mots de « Oui, bien sûr » s’échappèrent de mes lèvres, scellant l’accord : j’animerais donc la rencontre avec lui ! Maji ukiyavulia nguo, huna budi kuyaoga, disent les Swahilis : « Lorsque l’on a retiré ses vêtements pour se baigner, alors il faut nager ! »

Je me jetai donc dans le grand bain, avec les piètres rudiments qui m’aideraient à ne pas couler, car je n’avais lu à l’époque qu’un seul de ses ouvrages, le plus connu, Une saison blanche et sèche, qui m’avait, lors de mes années d’adolescence, emportée par sa force, son engagement et sa justesse. Car il y a toujours dans les écrits d’André Brink une manière intelligente de décrire les zones d’ombre et de non-dits, une finesse qui, loin des éclairages souvent brutaux des visions en « noir et blanc », fait pénétrer avec force et délicatesse au sein de la complexité de la société sud-africaine, mais plus largement de toute humanité.

Nelson Mandela a dit un jour à André Brink : « Vous savez, quand j’étais en prison, c’est vous qui avez changé ma vision du monde. » Sans doute parce que l’auteur explore en profondeur les contradictions auxquelles nous sommes sans cesse confrontés.

Et ainsi, ma plus grande crainte (il fallait, bien sûr, « être à la hauteur ») devint aussi mon plus grand plaisir, car je commençais à lire, un à un, tous les livres qui constituaient l’œuvre – déjà conséquente – de l’écrivain… Je découvrais des pans de sa vie (Sur un banc du Luxembourg, qui me procurait aussi un point de vue particulier sur mon pays) et de son pays. Une Afrique du Sud déchirée mais aussi revisitée, soumise à un éclairage nouveau par le talent de l’écrivain mêlant souvent archives historiques et imagination flamboyante : Adamastor, plus tard L’Insecte missionnaire… Le Vallon du diable reste pour moi une peinture saisissante de la manière dont une société totalitaire se met en place, pas à pas, et presque sans que l’on s’en aperçoive. Je découvrais, surtout, ces merveilleux portraits de femmes : Hanna X (De l’autre côté du silence), Tessa (Les Droits du désir) et surtout Kristien et Ouma dont les voix tissent une magistrale saga féminine, empreinte de fantastique et qui fait des Imaginations du sable, jusqu’à ce jour, mon livre préféré.

Lorsqu’advint l’heure de ladite rencontre, tout, je crois, se passa bien. La mémoire de ce moment reste instable ; à moitié pétrifiée que j’étais par cette « première fois », j’en ai presque tout oublié… Je sais seulement que l’acolyte A. Waberi relayait toujours intelligemment mes questions et que le festival me recontacta par la suite pour d’autres animations.

Après la mort de Nelson Mandela, André Brink a écrit une belle lettre à Madiba, une lettre au père et à l’ami. Aujourd’hui, André Brink vient aussi d’être fauché en plein vol, littéralement, et je n’aurai pas l’impudence de penser que c’est à moi d’écrire une lettre d’hommage le concernant. Je n’ai jamais eu le bonheur de croiser à nouveau cet homme cultivé, si discret et si courtois. Je me contente de me souvenir de cette immense et longue silhouette, plantée comme un arbre tenace contre le soleil, et de relire ses pages, qui sont autant d’instants frémissant dans le vent.