Alvaro Mutis, par Jean-Pierre Sicre et Michel Le Bris

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Alvaro MUTIS, le gabier chimérique, Jean-Pierre Sicre
Malouin d’honneur, par Michel Le Bris

le gabier chimérique

Ceux qui l’ont bien connu se souviennent d’une sorte de Janus sympathique : un visage ouvert, avenant, une voix chaude et d’emblée cordiale ; et derrière ce masque – qui n’en était même pas un –, cet autre visage révélant, lui, derrière le sourire sceptique plein de malice, un désir discrètement mais fermement affirmé de se retrancher, loin des débats attendus et futiles, dans une solitude impénétrable aux regards.

Cette solitude, ses livres seuls en entrebâillaient la porte : livres qu’il peuplait de personnages mal saisissables, qui lui ressemblaient parfois comme des frères. Du « stratège » Alar, dit l’Illyrien, héros énigmatique de La Mort du stratège – une nouvelle dont il nous avait donné le manuscrit un soir qu’il était venu dîner chez nous –, sorte de leçon des ténèbres un rien désinvolte, que notre revue Caravanes publie- rait peu après dans la belle traduction de François Gaudry –, lequel vivait en des temps troublés sous le règne de l’empereur byzantin Léon IV le Khazar –, il esquisse une silhouette qui n’est pas loin d’être un autoportrait : « Il était grand, un peu nonchalant, mesuré dans ses mouvements, et ses yeux mi-clos, un brin narquois, ne révélaient qu’imperceptiblement la nature de ses sentiments. » Un personnage que ses contemporains ne parviendraient pas à déchiffrer mais qui intéresse l’empereur Léon, « séduit par la chaleur et la simplicité de l’Illyrien comme par l’ironie avec laquelle il esquivait les plus redoutables sujets politiques et religieux ».

Je me suis souvent surpris à imaginer les conversations, politiques ou autres, que pouvaient entretenir, à Mexico ou ailleurs, Alvaro et son vieux complice Gabriel García Márquez, ce dernier flirtant – au moins en songe – avec Fidel Castro, alors qu’Alvaro célébrait chaque année, le 21 janvier, la cruelle disparition du bon roi Louis XVI… Toujours est-il que les deux hommes s’estimaient et s’aimaient depuis le temps de leur jeunesse (c’est à Alvaro, ne l’oublions pas, que García Márquez dédiera Cent ans de solitude). Le fait est que Don Alvaro s’avouait volontiers passionnément épris de l’Histoire majuscule : tous les libraires d’ancien de Paris et de Bruxelles vous le diront. C’est que l’Histoire était pour lui, avant tout, le lieu privilégié du rêve. Il avait aussi, c’est certain, un goût marqué pour la provocation mi-figue, mi-raisin, qui ne laissait pas de troubler ceux qui le connaissaient mal mais avait le don d’enchanter ses amis.

On l’aura compris, comme beaucoup de conteurs nés, il avait conservé une âme d’enfant pleine de ressources contradictoires : il n’aimait rien tant que les fausses pistes, jusqu’à s’inventer en la personne de Maqroll le Gabier, héros de son fameux cycle romanesque, un double marin, bourlingueur plus vrai que nature… lui qui ne mettait qu’avec circonspection le bout du pied sur un pont de bateau. Quelle importance ! Le seul océan qui l’intéressait n’était pas celui des océanographes mais cette force mystérieuse, en nous, qui ouvre mille horizons aux nefs de l’imaginaire. Que Maqroll fut un leurre ne le gênait pas, le ravissait même : car rien n’était plus beau à ses yeux qu’un mensonge qui se serait payé le luxe de dire la vérité.

Tel était son Gabier : mieux à l’aise sans doute dans les bars de Panama ou de Tampico que sur la hune d’un brick, mais possédant le don de grimper plus haut que tous les autres sur les enfléchures des belles chimères. Pour y rêver sans être dérangé par qui- conque, c’est sûr ; mais surtout pour tenter d’y voir plus loin et plus clair – quitte à se sentir un peu seul là-haut. Façon pudique de nous confier que la liberté où se mouvaient ses personnages avait été payée au prix fort. « La clairvoyance est le seul vice qui rende libre, nous rappelle Cioran. Libre dans un désert. »

Jean-Pierre Sicre

Malouin d’honneur

Il fut plus qu’un ami du festival : un membre de la famille, dès la première édition. Il s’est éteint à l’âge de 90 ans, mais il était l’esprit même de la jeunesse, rêveur de royaumes et d’horizons lointains, arpenteur de rivages désormais pour l’éternité. La maladie, ces dernières années, l’avait empêché d’être des nôtres, mais pour nous tous il était là, à nos côtés, à chaque nouvelle édition, et le souvenir de son rire clair, de ses longues rêveries jusqu’au cœur de la nuit. Il est là, près de moi, me semble-t-il, tandis que je trace ces quelques lignes, ravagé de chagrin, comme sont présents tous ces amis en allés mais dont l’esprit continue d’habiter le festival. Si Étonnants Voyageurs continue de vivre et de croître, c’est, j’en suis convaincu, parce qu’il a une âme : la leur. Et la sienne.

Petit enfant de Stevenson, de Jack London, de Conrad – puisque tel était notre projet initial, de ras- sembler les auteurs qui de par le monde se reconnaissaient en cette filiation –, il l’était plus que tout autre, et je ne suis sans doute pas le seul à garder un souvenir ému de sa rencontre, lors de la première édition du festival, avec Hugo Pratt, chacun émerveillé de découvrir dans le héros de l’autre un frère en esprit, Corto Maltese, si proche de Maqroll le Gabier, et dès lors ils ne s’étaient plus quittés de tout le festival. Il s’était fait passeur, aussi, soucieux d’agrandir la famille, en nous pressant, Jean-Pierre Sicre, créateur des Éditions Phébus, et moi de faire découvrir Francisco Coloane alors oublié en son pays – Francisco Coloane, géant au regard d’aigle, qui dès sa venue à Saint-Malo, devint une des « stars » du festival, cas unique d’un auteur redécouvert en son propre pays, du fait de son succès en France.

Saint-Malo, ville habitée au fil des siècles par tant de personnages qui avaient fait du grand large leur demeure, était devenue sa ville de cœur, dont René Couanau l’avait fait citoyen d’honneur à l’occasion du dixième anniversaire du festival, et rien, je crois, ne pouvait lui faire plus plaisir que la hache d’abordage, copie des temps de Surcouf, qui lui avait été remise à cette occasion. Malouin, oui, il l’était devenu – et le restera pour nous tous, étonnant voyageur s’il en fut.

Michel Le Bris