À l’admirateur inconnu

George invite machinalement le vieillard à entrer et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

L’écrivain se retourne et invite l’homme à se découvrir. Celui-ci pose son sac sur le sol, ôte son pardessus et son bonnet puis les accroche au porte-manteau en chêne à proximité de la porte d’entrée. Pendant ce temps, George s’installe à une vieille table en bois massif, entourée de chaises confortables et trônant fièrement au centre d’un salon de bonne proportion. Les murs en bois de la pièce sont jonchés de trophées de chasse et de diplômes de littérature adroitement disposés de manière à être bien visibles. Le séjour n’a que deux minuscules fenêtres mais par l’habile aménagement des luminaires, celui-ci semble bien éclairé. Une pièce est visible du salon ; elle est meublée d’un grand bureau parsemé de feuilles raturées et d’un fauteuil à roulettes.

Le vieil homme, se mouvant avec une légèreté presque surnaturelle, n’attend pas d’invitation pour s’installer juste en face de son hôte. Celui-ci scrute alors son invité, sollicitant sa mémoire dans une vaine tentative de le reconnaître. Épais et broussailleux, les sourcils du vieillard ont conservé quelques poils bruns malgré son grand âge. Ses yeux d’un vert profond brillent d’intelligence. Son nez aquilin soutient des lunettes aux branches dorées. Des cheveux lisses et d’un blanc pur comme la neige encadrent son visage aux traits à la fois souriants, lumineux et sérieux. Le romancier se met ensuite à observer l’attirail de l’inconnu. Avec son sac de voyageur, celui-ci semble sortir tout droit du dernier livre de George, un personnage chaleureux et énigmatique s’apprêtant à débuter un long périple en contrées inconnues. Le jeune homme remarque également la très bonne posture du vieillard malgré son âge avancé. L’inconnu est vêtu d’un pantalon noir et d’un gros pull vert bouteille en laine. Il porte de grosses chaussures de randonnée dont les couleurs vont de l’orange au bleu en passant par toutes les teintes du jaune et du vert.

Ce n’est que lorsque George termine son observation minutieuse de l’inconnu, qu’il se rend compte que celui-ci est en train de procéder au même examen. George, la trentaine, a de grands yeux verts en amande et des cheveux ondulés assez longs. Ne s’attendant pas à de la visite, il porte des pantoufles confortables maintenant ses pieds bien au chaud. Pour le reste, il est élégamment vêtu d’un cardigan gris clair et d’un jean. Durant les cinq premières minutes de leur entrevue, les deux hommes restent ainsi, s’examinant mutuellement, l’un se questionnant sur l’identité de son invité, l’autre se demandant par où commencer.

C’est finalement le vieil homme qui rompt le silence lourdement installé dans la maison :
– Je suis venu te parler de ton livre, explique-t-il d’une voix lente et grave rendue mystérieuse par un léger accent que George ne parvient pas à identifier.
– Mais qui êtes-vous donc ? demande le romancier en passant sa main tâchée d’encre noire dans ses cheveux châtain clair. Suis-je censé vous connaître ? Je suis navré mais je n’ai aucun souvenir de vous.
– Bien sûr que tu me connais, répond le vieillard, je suis d’ailleurs assez surpris que tu m’aies oublié aussi vite … Mais n’aie crainte tu sauras bien assez tôt qui je suis, assure-t-il avec solennité.
– Vous souhaitiez me parler de mon livre ? interroge l’écrivain pensant comprendre la raison de la présence de son invité. Vous êtes donc un de mes lecteurs, c’est bien cela ? demande-t-il, fier de ses déductions.
– Mon identité n’a pas d’importance, répond le vieillard, alimentant le suspense. Avant toute chose, dis-moi, pourquoi tes livres sont-ils si tristes, si sombres ?

Devant l’absence de réponse du jeune homme, il poursuit :
– Excuse-moi si ma question te semble déplacée mais j’aime comprendre d’où vient l’inspiration des écrivains, vois-tu, je pense que le passé des gens peut vraiment nous aider à les comprendre et à apprécier leur travail.
– Bien sûr, je comprends tout à fait. J’ai eu une enfance difficile, balbutie le jeune homme sentant ses yeux se mouiller à l’évocation de ce souvenir. Je n’ai jamais connu mes parents… ma mère est morte à ma naissance et mon père m’a abandonné. J’ai grandi dans un orphelinat.
– Excuse-moi de remuer le couteau dans la plaie, hasarde alors l’inconnu soudain pris d’un élan de compassion, mais penses-tu que tu pardonnerais ton père si tu le rencontrais aujourd’hui ?

Sentant l’émotion l’envahir, George cherche une échappatoire pour cacher ses larmes et dit d’une voix tremblotante : « Je peux vous servir quelque chose à boire ? Je viens de faire du café si cela peut vous intéresser. » Sans attendre de réponse, le jeune homme sort promptement de la pièce et y revient quelques minutes plus tard avec deux tasses de café fumantes. Plus calme, il reprend ses esprits et demande à son invité : « Vous êtes un de mes lecteurs c’est bien cela ? Vous souhaitez donc un autographe ? Laissez-moi aller vous chercher un exemplaire de mon livre », dit-il en disparaissant à nouveau dans un couloir exigu. Quelques minutes plus tard, George reparaît, chargé de son ouvrage. Espérant soutirer son identité au vieillard, il lui demande son nom sous prétexte de ne pas savoir à qui dédicacer le livre. Il obtient une réponse mystérieuse : « Comme je le dis souvent ; “ le nom de l’admirateur n’a guère d’importance, seule compte son existence ”. »

George a déjà entendu cet adage, mais malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à se remémorer où. Il achève donc sa dédicace puis tend l’ouvrage à son admirateur anonyme. Celui-ci s’en saisit en balbutiant un merci puis s’en désintéresse aussitôt sans même un regard sur l’autographe.

– Je voulais donc te parler de ton livre, poursuit l’anonyme, mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je souhaiterais te dire combien j’ai apprécié ta comparaison de l’âme humaine avec les nuages ; à la fois beaux et fragiles, légers et denses, parfois clairs et parfois sombres ... J’apprécie beaucoup les métaphores.
– Sachez que j’ai eu pour professeur de littérature un homme qui appréciait beaucoup les figures d’analogie, affirme l’écrivain pris d’une inspiration soudaine, et cet homme disait toujours “ le nom de l’admirateur n’a guère d’importance, seule compte son existence”. Ne seriez-vous pas M. Rousset ? demande-t-il.

L’invité regarde son hôte mais ne daigne pas lui répondre. Il reprend faisant mine de ne pas avoir entendu sa question.

– Je souhaiterais donc te parler d’un personnage de ton livre, continue-t-il, un personnage secondaire qui pourrait résoudre l’intrigue sur laquelle se finit ton premier tome, suggère-t-il, mais il y a tout de même une petite difficulté dans ce scénario…
– Qui donc ? interroge le romancier se disant qu’il n’a rien à perdre à écouter son prétendu fan étant donné l’état d’avancement de son livre.
– Le Britannique, Alexander Stevens.

L’auteur songe à ce que l’intervention d’Alexander pourrait provoquer. A la fin du premier tome, le héros William Stevens reçoit un message crypté qui intrigue les plus grands experts du pays. Son frère Alexander est un éminent cryptanalyste. Il peut donc logiquement décrypter le code et faire avancer l’action. Quand bien même cette idée lui semble intéressante, un léger problème persiste.

– Mais ce personnage est mort, je ne vais tout de même pas le ressusciter ! s’exclame George après quelques instants d’hésitation.
– Eh bien pourquoi pas ? questionne le vieil homme. Sir Conan Doyle fit mourir Sherlock Holmes, puis, devant le refus de ses lecteurs, il parvint à trouver une explication rationnelle justifiant la survie de son héros. Ce fut un succès, précise le vieillard pour appuyer son propos, et je pronostique une réapparition tout aussi glorieuse à Alexander Stevens.
– Mais comment expliquer son retour soudain ? demande George.
– Élémentaire mon cher Watson ! La mort n’est finalement qu’un nouveau départ. Tu trouveras bien le moyen de le faire revenir dans le monde des vivants.
– Certes, mais, je n’ai pas vraiment présenté Alexander comme un génie dans le premier tome… Je ne sais pas si le personnage décrit à mes lecteurs est capable de faire avancer l’action.
– Ce cryptanalyste est constamment dans l’ombre de son frère, mais il n’est pas idiot pour autant, réplique le vieillard, profondément offensé.
– Bien sûr, s’excuse l’écrivain, confus. En tout cas ce scénario est très intéressant. Mais pourquoi un tel intérêt pour un personnage dont la plupart des lecteurs ne connaissent même pas le nom ?
– J’ai mes raisons, affirme l’inconnu. Si tu le souhaites, je peux te conter le rôle glorieux que je te propose de donner à Alexander, mais, il me semble que tu as déjà une idée en tête.

Le romancier fait part de son idée à l’inconnu qui l’écoute, hochant la tête en signe d’approbation. Une fois son récit terminé, le vieil homme fait d’autres propositions quant au rôle du Britannique que George écoute avec intérêt bien qu’habituellement il ne tienne pas compte de l’opinion du premier venu au sujet de l’avenir de son œuvre.

– Toutes ces idées me plaisent réellement, mais, il reste un problème ; comment allons-nous parvenir à ressusciter le frère de William ? interroge l’auteur après un long débat. Je tiens à ce que mon livre reste réaliste, déclare-t-il.
– Oui, je connais l’importance qu’a le réalisme à tes yeux, confie le vieillard. Mais, n’oublie pas qu’Alexander était un employé du gouvernement. J’aurais … enfin je veux dire qu’il aurait très bien pu simuler sa mort pour couvrir ses arrières.
– Et pour réapparaître au moment opportun ! s’écrie l’écrivain. Il faut que je prenne note de tout ça, marmonne-t-il.

George se lève et s’en va chercher le cahier sur lequel il a pour habitude de prendre note de ses idées. Il le pose sur la table et se met à écrire les propositions du vieillard complétées par ses propres réflexions. Quand il finit, il relève la tête et se retrouve face à des yeux qui le fixent, certes, avec bienveillance, mais avec une telle intensité qu’il se sent mal à l’aise. Un autre détail le gêne. Il ne sait toujours pas quel est le nom de l’homme assis juste en face de lui dans son propre salon. Il prend quelques secondes de réflexion pour chercher l’identité de ce mystérieux inconnu avant d’arriver à la conclusion qu’il ne la trouvera pas. Il décide alors de ne pas gâcher ce bon moment et de poursuivre cette conversation enrichissante au sujet du futur d’Alexander. Les heures passent pendant que les deux hommes parlent gaiement tout en griffonnant des notes sur le cahier. Lorsqu’ils relèvent la tête, ils aperçoivent un magnifique coucher de soleil à travers la fenêtre. L’invité prend soudain conscience du temps écoulé depuis son arrivée, il se lève alors en s’excusant du dérangement puis tandis qu’il met son manteau, son hôte s’écrit :

– Mais, vous n’allez tout de même pas vous en aller sans m’avoir donné votre nom !
– Eh bien, mon nom est Alexander, dit-il avec un sourire mystérieux. Mais, mes amis m’appellent Alex.

Sur ce, le dénommé Alexander quitte l’appartement subrepticement et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui que George se réveille dans un sursaut. C’est toujours la même histoire à chaque fois que George s’engage dans l’écriture. Dans sa quête d’inspiration, il finit toujours par s’endormir sur son cahier et trouve souvent des idées dans ses rêves. Néanmoins, cette fois, il y a quelque chose de différent. Cette fois, le romancier ne s’est pas endormi sur son cahier. Cette fois, le carnet se trouve sur la table du salon.
Il se lève alors et part chercher son livre. Il est ouvert à la première page. Sur celle-ci est écrit en belles lettres attachées « À l’admirateur inconnu ». Il referme le livre et voit sur la couverture, au milieu des personnages, le dessin d’un vieil homme, aux yeux verts et aux cheveux blancs. En d’autres termes, un dessin de son ami Alex. Incrédule et surpris, le romancier ouvre son cahier afin de voir si ses notes s’y trouvent. Elles y sont, inscrites noir sur blanc sur le papier. Le jeune homme se rend bien compte que ce qui se passe n’est en rien normal, mais peu importe, Alexander est tout sauf un personnage ordinaire… Maintenant qu’il a une idée, l’écrivain n’a plus qu’une envie ; se mettre à écrire.

Après avoir bu un café, George s’installe au bureau, puis ouvre son cahier afin de poursuivre son roman en cours.