À ce curieux désespoir qui ébranla la Terre

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Ses pas s’enfonçaient dans le sol meuble, comme si sa mouvance rendait à la terre le pouvoir de la retenir. Mais rien ne pouvait arrêter la jeune femme, mille fois remarquée pour sa curiosité sans faille qui se disputait au désespoir au fond de ses yeux ; elle était désespérée par les autres, désespérée par ce monde dans lequel elle s’est toujours sentie en marge. Ses pas dans la boue n’étaient qu‘un reflet de sa vie depuis toujours ; une incapacité à avancer, une incapacité à agir. Agir avec les autres, agir contre cette tempête qui finissait de violenter le monde.

Le vent, toujours puissant malgré l’assouplissement de la tempête, semblait aussi tenter de la retenir, ses cheveux masquant son regard comme pour la protéger de cette colère qui paraissait encore si proche. Lise se pencha et regarda vers ce sol, prise d’un nouveau vertige. Cette terre avait-t-elle été foulée comme elle le faisait à cet instant ? Avec ce regard unique sur le monde ? Un jour, des hommes s’étaient peut-être battus ici, écho vivant à l’assaut naturel qui venait de faire rage à cet instant.
Mais cette dernière bataille avait été celle de la nature contre le temps, contre la vie elle-même. Peu importait au vent que le sol n’ait été foulé que durant des temps révolus, un passé que l’Homme a depuis longtemps oublié. Il était passé aujourd’hui à l’acte, avait déclaré la guerre. La tempête avait duré trois jours.

Jamais de sa vie Lise n’avait pris le temps d’écouter le vent, tant elle avait été obsédée par son atroce rapport aux autres. Cette différence sociale, qu’elle devait à ce regard désespérément curieux que personne d’autre ne pouvait admirer sans la croire fanatique.
Mais à cet instant elle était seule et le temps semblait retenir son souffle. Si Lise avait été attentive elle aurait pu comprendre que la tempête s’était calmée à son regard. Ce regard qu’elle posait sur l’épave remarquée depuis la rive. En s’approchant, elle s’aperçut que si l’épave n’était pas un tas de varechs, sa seconde intuition était la bonne : là, au milieu de la vase mise à nue par la tempête, Lise venait de découvrir un corps, à peine discernable tant il était abimé par la houle et le sel. Il avait l’odeur du mystère, entité immobile au milieu du vacarme ambiant qui ne tarda pas à obséder Lise.
Pas un instant elle n’imagina qu’il était simplement le fruit de la tempête, un des nombreux morts annoncés à la radio avant que les lignes ne soient coupées. Depuis toujours, elle était désespérément dépendante de découvertes, et le frisson d’aventure mêlé à l’humidité ambiante ne la rendaient que plus effrayante au milieu de la vase. Mais elle était heureuse, jouissant des deux attraits qui la définissaient : la curiosité et le désespoir dans cette apocalypse ambiante. Ces deux attraits qui la rendaient folle aux yeux des autres… Ces autres qui n’auraient pas été choqués s’ils l’avaient vu à cet instant, s’agenouiller devant le cadavre.

Elle eut tout de même un plissement de nez face à l’odeur de la mort, que le vent rabattait sans cesse devant son visage. La proximité de cet être lui faisait oublier le froid et son manteau qui trempait dans la vase derrière elle. Elle n’y apportait aucune importance. Les vêtements de l’Homme couvraient sa peau pâle, tous deux réduits en lambeaux, si bien que Lise ne s’attarda pas sur ses traits abimés par le courant. Ses yeux parcouraient son corps et elle ne put s’empêcher de se plonger dans des conjectures illusoires quant au passé de cet homme.
« Un pêcheur ? Non, plus personne n’arpente les mers depuis que les poissons sont devenus une denrée si rare, qu’elle ne mérite plus qu’on la traque, avec des filets ou une canne à pêche. N’a-t-il pas simplement tenté une nouvelle vie parmi les flots, comme s’il avait voulu que l’eau remplace l’air dans ses poumons, ne portant pas attention à ce qui le faisait vivre biologiquement, mais sincèrement ? Peut-être savait-il que la vie y était impossible, mais peut-être a-t-il tout de même tenté sa chance. Peut-être a-t-il toujours aimé l’océan comme nul homme n’a jamais aimé la terre. »
Lise songeait à ce corps dont elle se sentait si proche, ses pensées le concernant créant un sombre écho à celles qu’elle se réservait.

Combien de fois ai-je déjà voulu prendre le large, moi aussi ?
Bien qu’elle n’eût jamais d’attrait particulier pour les fonds marins – autre que sa curiosité pour cette biodiversité inouïe – c’était ce que pouvait représenter l’océan qui l’avait toujours fasciné : un autre monde sans économie ni politique, une échappatoire de cette vie terrestre morose, une porte de secours… L’océan. Il lui semblait qu’il avait toujours été là pour la jeune femme. Aussi loin que se rappelle Lise, l’océan avait été dans un coin de son esprit, prêt à l’assaillir. Prêt à lui rappeler que le monde d’en haut la répugnait, et qu’un jour où l’autre elle reviendrait à lui.
A cet instant le vent repartit en secousses, bien plus fortes et violentes que jamais, mais la jeune femme n’était pas surprise. Cette fois-ci Lise comprit sans même le chercher : la tempête n’était pas sur sa fin ; elle n’était que le commencement de quelque chose de bien plus grand.
« Bientôt, la terre ne sera plus notre refuge. L’Homme n’a jamais été capable de prendre conscience de la puissance du sol qu’il foulait, de la force de la gravité, et de l’air qu’il respirait. Le vent, aujourd’hui, clame une dernière fois sa violence ; ce qui nous fait vivre peut nous tuer et ce hurlement aérien dont nous dépendons signera notre fin.
Ne nous a-t-il pas déjà menacé ? Tornades, cyclones, messages d’alarme. Sans écoute, sans prise de conscience, comme à cet instant où la radio avait cessé de fonctionner. »
Elle sut qu’aujourd’hui serait le dernier jour et que la fin du monde ne viendrait pas seulement du vent. La grande menace, la grande colère… venait de l’eau. Lise s’en était toujours douté.
L’échappatoire… Déjà, elle voyait que le niveau de l’océan remontait, comprenant qu’elle était ici pour une raison. Elle était descendue de sa voiture à cet instant, à cet endroit, pour découvrir ce cadavre. Le vent s’était attendrit pour elle, avait pris pitié de son âme ou bien l’avait trouvée plus apte que les autres à voir.

Voir cette eau qui montait, montait, se préparant à l’assaut du monde.
Mais pourquoi elle ? Elle s’était toujours considérée différente, mais cela ne justifiait pas cette attention de la nature. Elle restait humaine, et par nature détestable. Alors peut-être était-ce justement cela : Lise accordait une valeur à l’humanité, savait en apprécier le bien et en blâmer le mal. Mais elle avait vu plus de haine que d’amour chez ces pairs, et cet état de fait l’avait détruite. Désespérée.

Lise se releva et s’éloigna du cadavre. Alors, sans aucun autre signe, avec une spontanéité inouïe, elle éclatât en sanglot. Des larmes lourdes et pesantes qui dévalèrent sur ses joues comme si, depuis toujours, ses yeux possédaient la puissance de la tempête. Sa gorge et son cœur explosèrent face à cette cascade d’émotions. Rien d’autre n’avait de sens que de pleurer à cet instant, de comprendre qu’elle en avait toujours eu besoin, alors même qu’elle ne se l’était jamais permis. Par honte peut-être ? Honte d’être cet animal sensible et touché par tout, déchiré par les mauvais regards et les moqueries. Elle détestait ce qu’était devenus les hommes.
Devant elle l’océan continuait son ascension, rapide et inéluctable, comme si les larmes de Lise alimentaient cette étendue sombre, comme un fleuve ou une rivière.
« Il est trop tard pour visiter le monde, l’heure est à la dernière contemplation… »
Tant de paysages qu’elle ne verrait jamais. Tant de renfermement sur elle-même et sur l’humanité qui l’avaient privée de la seule chose qui lui manquait vraiment. Lise aussi avait oublié cette nature omniprésente, et le regrettait.

Mais à cet instant elle pleurait enfin, forme de pardon la plus pure.
Elle pensa rester des heures, debout devant l’océan, jusqu’à être vidée de toute émotion, de toute culpabilité. Elle se sentait plus proche que jamais de cette nature, de cette terre et de cet océan.

Elle se retourna et se dirigea vers la route, alors que le vent s’était à nouveau levé. Le trajet vers sa voiture s’avéra encore plus rude que l’aller, ses pas s’enfonçant dans une vase bien plus épaisse que quelques minutes auparavant, et Lise réfléchissait en se débattant pour avancer.
« C’était sans doute ainsi que cela devait finir : la première fois qu’elle fut foulée, cette terre était sans doute résistante aux pas les plus déterminés. Maintenant, elle est ramollie et détruite, non pas par des passages trop fréquents, mais par la présence de l’océan. Et aujourd’hui, est remise à nu cette terre ancestrale, comme si son histoire devait être revécue une dernière fois. Comme si ce petit morceau de sol avait prié l’océan de le laisser revoir l’Homme avant de sombrer. Un adieu avant la fin des temps. »
Le vent se mit à siffler violement dans le dos de Lise, l’aidant à regagner la terre ferme malgré sa puissance qui la faisait tituber. Immédiatement elle vit les débris et les lignes électriques luttant contre la tempête, s’emprisonnant dans les hautes herbes de l’autre côté de la route. Un câble s’envola et disparu derrière une colline.

Grelottant de froid sans même s’en apercevoir, Lise se tourna vers l’océan, quittant la Terre pour regarder la houle. Le vent tira alors ses cheveux en arrière, comme s’il voulait lui permettre de voir parfaitement l’horizon en exposant ses joues, à présent sèches. Au-devant, rien d’autre que cette immensité surplombée de lourds nuages sombres, donnant à l’eau la couleur de la nuit et l’agitation d’un cataclysme. Déjà le cadavre était enseveli sous les flots. Elle s’imagina, dans quelques heures tout au plus, le rejoindre sous l’océan.

Devant cette vue mémorable, Lise prit deux grandes inspirations à l’odeur du sel et de la fin des temps, et chuchota un mot à la nature que celle-ci n’aurait su comprendre, mais que la douceur des yeux de la jeune fille traduisait dans mille langues. Alors elle se détourna vers sa voiture, luttant contre la tempête qui s’accentuait. Cette fois-ci elle le savait, il n’y aurait pas de redoux.

Elle monta avec la souplesse accompagnant un geste mille fois répété en société ; un geste qui lui rappelait sa dépendance à l’industrie et qui la répugnait bien plus qu’un cadavre. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle aurait utilisé ses dernières heures pour détruire ces matériaux artificiels qui l’accompagnaient depuis si longtemps. Mais elle avait une dernière chose à faire.

Lise claqua la portière, sans dire adieu. La boucle devait se terminer ainsi, elle reviendrait bientôt.
« Fin anthropique causée par l’ignorance et la perte de reconnaissance de l’Homme envers cette Nature, mère destructrice trop longtemps ignorée. »
La voiture s’éloigna lentement, luttant contre des secousses que le véhicule peinait à maitriser. Elle partait vers la ville, où, au loin, des murs tombaient, des ponts s’écroulaient et des vitres explosaient.
Mais Lise n’était pas triste. Elle comprenait. Elle aurait aimé comprendre plus tôt.
« C’est la seule solution, la dernière solution. »
Aujourd’hui, Lise avait pleuré.
Et la planète aussi, cette Terre que la jeune femme pensait connaître, à tort.
« On parlait bien de changement climatique et d’espèces éteintes, mais qui agissait sérieusement ? Qui considérait sérieusement ses maux ? ».
Ses larmes étaient chargées de sels et s’apprêtaient à ensevelir le monde. Mais Lise n’était pas triste. Elle était reconnaissante en se dirigeant une dernière fois vers les gratte-ciels.
Et elle avait une dernière chose à faire. Si elle ne les avait jamais compris, elle comptait mourir avec les Hommes.
Et elle était curieuse de voir comment ils agissaient là-bas, dans les villes et les plaines, rendus fanatiques par le désespoir, en quête du pardon d’un Dieu dont ils s’étaient toujours ri, ou résigné à conserver leur fierté et leur haine mutuelle, pour combler leurs dernières heures dans ce monde avant que l’océan ne les ramènent à lui.