2011- Villes-mondes et cultures urbaines

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En 1950, seules Londres et New York comptaient plus de 8 millions d’habitants. Aujourd’hui, on compte 22 mégapoles dans le monde. On en prévoit 35 en 2015. Et 4 milliards de citadins. Villes folles, monstrueuses, tentaculaires, en croissance exponentielle, sans plus de centre ni de limites, cratères en éruption où s’invente le monde de demain, dans le tohu-bohu des identités confrontées, mêlées, brisées, réinventées — et nous savons bien que nos concepts et nos catégories anciens sont impuissants à les penser.

« Dire le monde », aujourd’hui, c’est dire d’abord la prolifération de ces mégapoles, les énergies qui les traversent, la résistance aussi à la sauvagerie de leur expansion. Là, dans ces cratères en fusion, s’invente la littérature de demain, s’entendent des voix nouvelles, se réinventent images et musiques : une culture-monde.

Ce thème, esquissé depuis 2007, nous l’avions choisi au retour d’un festival de Bamako enthousiasmant : l’actualité devait nous rattraper – n’était-ce pas la même jeunesse qui envahissait les rues de Tunis et du Caire ? Cultures urbaines, donc, dans la diversité de leurs expressions, en cette année 2011…


Cultures urbaines

Achille Mbembe, récemment, décrivait le surgissement d’une « autre Afrique », urbaine, « afropolitaine », où la jeunesse exprimait sa révolte et ses espoirs sous des formes inédites. Nous l’avions vue, cette jeunesse, soulever le festival en novembre, à Bamako. Nous l’avons vue déferler dans les rues de Tunis, puis du Caire. Nous la voyons ébranler tout le monde musulman – et au-delà. De Lina Ben Mhenni, la blogueuse tunisienne, aux pixadores de São Paulo, d’Amkoullel, la star du hip-hop malien, aux vidéastes anonymes d’une révolution volée en Iran, comment ne pas voir que le phénomène est mondial ? Hip-hop, slam, street art, « web docus », blogs, BD, romans, poésie, séries TV : une formidable mutation est en cours.


Une mutation planétaire ?

Elle s’annonçait depuis des années, gagnait le monde entier, dessinait des cartographies nouvelles, formait des connivences inattendues. Et si, là, maintenant, devant nous, venait le moment de cristallisation de ce qui n’était jusque-là que latent, presque invisible ? Après tout, c’est ainsi qu’à partir du milieu des années 1950 se répandit ce que l’on appela plus tard « contre-culture », rock, jazz, BD, romans noirs, nouvelle SF, ignorée par la presse « sérieuse », jusqu’à ce qu’elle explose, à l’Est comme à l’Ouest, en un quasi-soulèvement, une certaine année 1968. Et la face du monde en fut changée…


Donner à voir l’inconnu du monde

L’enjeu du pouvoir est toujours le contrôle des flux. D’argent, de populations, mais aussi d’informations, d’images et de sons — lesquels lui permettront, pense-t-il, de contrôler les esprits. L’explosion de la contre-culture des sixties va avec l’invention du microsillon et du transistor. Celle d’aujourd’hui, avec Internet, les mobiles, Facebook, que les dictatures, inquiètes, tentent à toute force d’interdire. Mais qui sans cesse déborde les obstacles dressés, investit des lieux jusque-là « non culturels », crée hors des champs balisés.


Printemps arabes

Blogueuse de la première heure, à Tunis, Lina Mhenni, avait mobilisé sans relâche tout au long de la « révolution de jasmin » à travers Facebook et Twitter et venait de publier Ceux qui marchent contre le vent (Indigène). Abdelwahab Meddeb, lui, faisait paraître Le Printemps de Tunis, analyse du « moment révolutionnaire » tunisien. Khaled Al Khamissi, l’auteur de Taxi, qui avait passé des semaines place Tahrir, préparait Place Tahrir, il était une fois… la révolution. Alain Buu y était, lui aussi, d’où il nous ramenait un formidable « web documentaire ».


Slam, rap et hip-hop : le monde est à eux

Né dans le Bronx des années 1970, le hip-hop, qui intègre aussi bien graffeurs que breakdancers, a trouvé dans la musique son expression la plus forte et a partout essaimé jusqu’à devenir le langage contestataire des jeunesses du monde entier. Pourquoi ce succès ? Une marque de l’impérialisme américain ou l’expression d’une identification de groupes vivant partout des situations similaires ? Oxmo Puccino et Rachid Santaki auteur des Anges s’habillent en caillera, ou la rencontre de la littérature et du hip-hop, Yvon Le Men réunissant poètes et slameurs, sans oublier Mike Ladd, le roi du spoken word new-yorkais aux côtés de Denis Lavant et de Sapho : les murs de la ville corsaire ont tremblé !


JR, le « photographe clandestin »

Il se dit lui-même « activiste urbain », parcourt depuis 2011 les villes du monde, Paris, Los Angeles, Jérusalem, Tunis (ci-contre, en bas) en collant sur les murs des reproductions grand format de ses photographies. Une exposition permettait de découvrir ses installations à Tunis après la révolution de jasmin (Face aux Murs) tandis que son film Women are Heroes, était projeté dans le cadre d’un après-midi consacré à Ernest Pignon-Ernest.


Dire la ville-monde

Le roman ? D’abord, le roman de la ville. Aux villes monstres d’aujourd’hui, villes-mondes, villes de ténèbres, on oppose souvent la ville lumière, lieu de culture et de civilisation. Mais comment ne pas voir que les villes ont toujours été dites et, simultanément, villes ténèbres et villes lumière, lieux de perdition et lieux de renaissance, lieux de destruction des identités, de rupture des liens anciens des arrivants, et d’invention de civilités nouvelles ? Ville du roman-feuilleton romantique, des Mystères de Paris, quand la ville se peuple d’Apaches, ville-théâtre du boulevard du Crime que campait Les Enfants du paradis, ville des forges infernales de la révolution industrielle, à Londres et à Paris, grand opéra noir à la Dickens, à la Zola, de la Ville et du Peuple, villes meurtrières du roman noir américain, devenant jungles d’asphalte avec Dashiell Hammett, villes toujours comme le lieu de l’unité énigmatique des ténèbres et de la lumière – espace même, pour cela, du roman…

La ville comme personnage, la ville comme matrice du roman noir, la ville des migrations, des exils et des diasporas, la ville des frontières, là où les langues se mêlent, s’imprègnent, la ville de « l’autre côté du périph », les villes des bas-fonds, les villes imaginaires, les architectures improbables : trois journées pour explorer la ville dans toutes les dimensions avec ses écrivains, ses poètes, ses illustrateurs, ses cinéastes…


Une nuit des séries

Elles disent la ville comme jadis le roman-feuilleton. Une nuit avec Treme, la formidable série de David Simon, dans une Nouvelle-Orléans dévastée, après l’ouragan Katrina, tentant de se reconstruire, la découverte de Boardwalk Empire, produit par Martin Scorcese (Atlantic City au temps de la prohibition, avec un Buscemi prodigieux dans le rôle principal).
Quand l’art descend dans la rue…


Le prix Nicolas Bouvier

L’Usage du monde, Le Poisson-scorpion, Chroniques japonaises, Le Journal d’Aran et d’autres lieux, Le Dehors et le Dedans : autant de livres qui auront illuminé et continuent d’illuminer leurs lecteurs, d’une écriture si fine, si légère, si émerveillée, qu’il nous semble toucher à travers elle au grain même du monde.

Écrivain-voyageur – appellation qu’il revendiquait hautement – et le plus grand du XXe siècle, assurément, Nicolas Bouvier (1929-1998) aura fortement marqué l’histoire du festival Étonnants Voyageurs, qu’il tenait pour « son » festival, auquel il participa activement, et dont il ne manqua aucune édition. En 2007, ses amis écrivains, autour d’Éliane Bouvier, ont décidé de créer un prix littéraire, portant son nom, qui distingue chaque année un texte de grande exigence littéraire, français ou étranger (à la condition d’être traduit), prolongeant l’esprit de son œuvre.

Doté d’une bourse de 5 000 euros, le prix Nicolas Bouvier est décerné tous les ans pendant le festival Étonnants Voyageurs, en présence d’Éliane Bouvier. Il couronne l’auteur d’un récit, d’un roman, de nouvelles, dont le style est soutenu par les envies de l’ailleurs, à la rencontre du monde. Le jury, présidé par Pascal Dibie, est composé de Laura Alcoba, Alain Dugrand, David Fauquemberg, Christine Jordis, Gilles Lapouge, Björn Larsson.