Coups de cœur Télérama : Elwood Reid, un colosse en Alaska

Un ex-sportif révélé par son premier livre, "Ce que savent les saumons"

10 juin 2006.

Parce-qu’il ne savait faire que ça, Elwood Reid le géant jouait au football, à l’Université du Michigan. C’était un tueur des stades. Mais aussi un dévoreur de livres. Et puis il a osé : le prolo s’est mis à écrire "des trucs sur des prolos".

 

Il était une fois un champion de football américain. Une de ces "baraques" casquées, harnachées, blindées, dressées à tout pour le ballon, et qui, un jour, quitta le terrain pour la page blanche, troqua ses crampons pour un stylo bille et la furie des gradins pour un garage miteux qui lui sert de bureau. Elwood Reid a déserté les jeux du stade et investi l’arène de l’écriture où il livre un combat qui réclame abnégation, silence, solitude. Aujourd’hui, Elwood Reid a 30 ans. il est pauvre. Et serein.


Ce que savent les saumons, son premier recueil de nouvelles traduit en France, ne ressemble à rien. On y entre comme par effraction - est-ce un manuel de pêche ? -, et l’on reste cloué par l’authenticité de l’écriture. Lire Elwood Reid, c’est pénétrer dans un univers de mecs - les narrateurs sont tous des hommes -, mais des mecs qui avoueraient leurs faiblesses, leurs désarrois, leurs espoirs. Lire Elwood Reid, c’est aussi se fondre parmi l’american working class, cette classe ouvrière que les politiciens et la plupart des écrivains des Etats-Unis (comme ceux de l’Europe) feignent d’ignorer… Ce que savent les saumons raconte un monde rude et n’est pétri que de douceur, de compassion. Il nous fallait aller à la rencontre de son auteur, se nourrir de sa force de dire.


Elwood Reid vit avec femme et enfants au nord de Detroit, dans le Michigan, sous les Grands Lacs. Comme son livre, il est stupéfiant. Une carrure de géant et un regard d’enfant étonné, des muscles puissants et des gestes gauches. Curieux mélange de virilité, d’assurance et de craintes, de force et de sensibilité exacerbée, qu’il a bien sûr inoculé à ses personnages…


Nous faisons route vers Ann Arbor, jolie cité aux mille et une librairies, et siège de la noble Université du Michigan, où il fut étudiant. Ou plutôt joueur de football américain. Car lorsque l’on est, comme lui, un mauvais garçon issu d’une famille modeste de l’industrieux Cleveland, Ohio, que l’on s’entiche quand mêle d’études (très couteuses aux USA), et que l’on a pour unique atout un corps de tueur et une volonté de fer, le football est la seule solution pour intégrer l’université. Elwood a alors 19 ans. il fait ce qu’on lui demande, ce pourquoi on le paie : laisser sa violence exploser. Faire peur, cogner le premier, terrasser l’adversaire. Etre le plus fort, le meilleur. Gagner. Et Elwood gagne.


A l’université, les cours réservés aux joueurs sont bidon. Mais le numéro 59 s’obstine. Le gosse des cités ouvrières qui ne sait rien du monde huppé de l’édition, pour qui un écrivain est forcément un type mort, lit en cachette, comme un forcené : « Les phrases des autres étaient une drogues. Je ne comprenais pas tout, mais je ne pouvais pas m’en passer… » Il dévore de la philo, les "classiques" américains (ses préférés : Hemingway, Carver), puis les contemporains (Barry Hannah, Jim Harrison, Robert Stones), se tient à l’affût de la jeune génération, et se régale même des ouvrages de cet impétueux cinéaste de Flint (Michigan), Michael Moore (Roger et moi, The Big One…) : « Je n’avais personne à qui parler de mes désirs. Je faisais 135 kilos, j’étais énorme, j’avais les cheveux longs. Dans la rue je faisais peur, sur le terrain j’étais là pour tuer. J’ai toujours été une menace pour les autres. Impossible de dire à mon équipe, à mon entraîneur, aux profs, que ce qui comptait pour moi c’était les livres. Que, quand je finissais Vol au-dessus d’un nid de coucou ou Au cœur des ténèbres, mon cœur battait plus vite qu’il n’avait jamais battu sur le terrain. »


Elwood s’enferme dans la solitude, la rancœur. Le football ne suffit plus à mater la sourde violence qui ronge son corps. Le soir, il est videur dans un bar, stoppe les castagnes, ramasse les couteaux, touche à l’alcool. Il se fait peur, s’interroge. Mais au football américain, un joueur qui réfléchit est un joueur foutu. Il ne faut rien craindre, ni ce que son corps peut encaisser de douleurs, ni ce qu’il peut infliger aux autres.Survient l’accident. Un méchant bruit dans les cervicales. Il quitte le terrain. Sous l’indifférence du public. En une seconde, le "tueur" est une épave. Exit l’université. Il a 21 ans. Il n’est plus rien. Il prend la route, direction l’Alaska. Aux Etats-Unis, il y a des mythes tenaces. Depuis la Ruée vers l’or et les romans de Jack London, le Nord reste la dernière terre à conquérir, le dernier lieu de tous les possibles. L’Alaska, quarante-neuvième Etat à intégrer l’Union en 1959, agit toujours comme un aimant.


Aujourd’hui encore, c’est là-bas qu’Elwood Reid aimerait vivre : « L’Alaska est une nature rude, hostile, un pays de folies, de rumeurs, de peurs d’un autre âge. Les gars qui s’y installent le font pour deux raisons : rechercher quelque chose ou fuir quelque chose. Pour disparaître et se réinventer. Il y a l’espace, le silence. La force de l’Alaska, c’est de te rappeler, chaque matin, que tu es mortel. Et puis, il y a ce bonheur d’être loin de l’Amérique. Parce que je crois qu’être américain c’est être hypocrite : se croire chrétien, mais n’avoir qu’une seule morale, l’individualisme… »


En Alaska, Elwood Reid se réinvente en effet, devient charpentier. Trois années pendant lesquelles il ne se lie à personne - il fait toujours peur -, lutte encore avec ses démons. « Il me fallait vaincre ce corps trop fougueux, jusqu’à ce que je ne puisse plus m’en servir, et que ce qui subsiste de moi soit juste ce gars qui aimait lire et parler de livres. Alors, j’ai pris des boulots de brute, les plus débiles. J’ai soulevé des journées durant des poutres de 6 mètres, tapé du marteau jusqu’à ce que mon dos tressaille d’épuisement. » Il pousse son désir de renouveau, de rachat, de rédemption jusqu’à se mettre physiquement en danger. Il va un jour défier plus féroce et puissant que lui, l’ours, « un grizzli d’une beauté terrifiante » : « Il a surgi, nos regards se sont croisés. L’air est devenu électrique. J’ai eu la sensation de toucher la vie et la mort en même temps. Moi qui physiquement ne respectais personne, je suis, enfin, devenu humble. »


A cette époque, Reid découvre Primo Levi, la littérature de l’Holocauste. les récits des camps de la mort le bouleversent, jusqu’à la hantise. Sous l’emprise d’une sourde culpabilité, il s’autorise enfin à écrire. Et il écrit comme il bâtit les charpentes. Douze heures par jour, jusqu’aux limites de la résistance : « La seule chose que j’aimais dans le football, c’était l’effort. L’effort et le travail sont les seules valeurs de mon milieu d’origine. Je ne veux pas renier cela. »


L’écriture, comme la lecture, devient une drogue. Mais dans « ce pays » [Elwood Reid ne nomme jamais les Etats-Unis. Il dit simplement « this country » comme s’il n’en faisait pas partie…], le passage rituel pour devenir écrivain, c’est les ateliers d’écriture des universités. Vingt-sept demandes, vingt-sept refus : « J’étais un prolo qui écrivait des trucs sur les prolos. Une fois de plus, je n’étais pas à ma place. Je n’avais ni le charme ni l’éloquence des gens bien. Le seul qui m’ait donné sa confiance, c’est Nicolas Delbanco. » Nicolas Delbanco dirige le programme de littérature de l’Université du Michigan. Prof, auteur lui-même, être raffiné et cultivé, il accueille chaque année douze postulants écrivains (parmi des centaines de dossiers). Il désigne devant nous, ce jours-là, l’immense carcasse de son ancien élève et éclate de rire : « Lui, il m’a fait peur. Je n’ai pas oser le renvoyer ! » Mieux. Il obtient une bourse.


Elwood peut travailler à ses histoires. Faire vivre les siens, compagnons de chantier, femmes à la dérive, pêcheurs de saumons, gamins esseulés. D’emblée, il leur donne des mots comme débarrassés d’eux-mêmes, lavés de toute sophistication, des mots humbles et costauds - il dit « haïr les adjectifs et pourchasser les adverbes » et se souvient d’avoir été pour cela dénigré par certains profs et pas mal d’étudiants « tous très bien éduqués, mais sans aucune maturité, trop certains d’écrire du premier coup un best-seller, et d’obtenir dans la foulée une adaptation cinématographique… ». Une fois encore, Elwood est résolument seul, mais il fonce. L’attend un autre combat, être publié…


A l’heure où les glaçons tintent dans les verres, où les chiens - George et Cooper - guignent nonchalamment les oies sauvages qui traversent le ciel, l’ex-tueur des stades, assis sur le perron de sa maison, un bébé sur les genoux, cherche ses mots - toujours cette volonté d’être le plus juste : « Les livres des autres m’ont rendu meilleur, mais le travail de l’écriture m’a donné la maîtrise de ma vie. Je n’écris pas pour me donner du sens, je n’ai pas cette prétention, mais juste pour restituer ma vision du monde, celui des gens ordinaires. Un monde pas forcément beau, pas forcément moche non plus. Mais digne. Si je suis acharné à écrire, c’est aussi par peur. J’ai la trouille de replonger dans la bêtise, la violence, ou de devenir zombie comme le sont les gars de mon milieu, anesthésiés par des boulots dégradants ou par la télé, qui leur fait miroiter ce qu’ils ne posséderont jamais, une belle femme, une grosse voiture, une maison chic, des enfants magnifiques… »


Elwood Reid se déclare « outsider », étranger dans son pays, étranger dans la littérature américaine, celle qui se joue dans l’Est, à New-York (où siègent les grandes maisons d’édition), celle des « Updike, Salinger, cette upper class autiste » qui tourne le dos au reste des Etats-Unis, au reste du monde… Mais il avoue être entré dans la vie de millions d’autres personnes, grâce à des écrivains d’ailleurs, le japonais Haruki Murakami, le français Albert Camus, ou l’écossais James Kelman. Quand il s’agit de parler de livres, il devient intarissable…


L’ex-mauvais garçon croit à ce pouvoir de la littérature se secouer les gens, de leur donner envie de vivre. Elle l’a bien sauvé, lui, le guerrier des stades… Et puis, comme si l’on devenait trop sérieux, ou trop bavards, il lâche : « Il y a dix ans, il m’aurait été impossible de parler de littérature comme ça avec vous. Je me serais dit à moi-même : eh, Elwood, pour qui tu te prends, mec ? »


De notre envoyée spéciale au Michigan
Martine Laval


Ce que savent les saumons, traduit (au plus juste) de l’anglais (Etats-Unis) par Freddy Michalski (Editions Albin Michel, collection "Terres d’Amérique", 2001)