Coup de cœur Télérama : Kossi Efoui (Togo)

"L’Afrique éternelles est un leurre"

11 juin 2006.

Regard pétillant et voix rieuse : à 40 ans, Kossi Efoui garde une allure d’adolescent croqueur de bonheurs. Il est né au Togo, y a vécu jusqu’à l’âge de 28 ans. Devenu politiquement "indésirable" sur sa terre natale, il réside aujourd’hui en France à Toulouse.

 
Kossi Efoui ©Sophie Bassouls/Corbis Sygma

Efoui multiplie les plaisirs et brouille les casquettes : dramaturge et romancier, intello et musicien rock, philosophe et adepte du piercing. Il se nourrit à l’ironie, manipule les mots comme des joujoux, se méfie des phrases affirmatives comme des ghettos culturels. Kossi Efoui se raconte, raconte l’Afrique, la littérature, et ça déménage.


Genèse d’une écriture.
A Lomé (capitale du Togo), lorsque j’étais collégien et lycéen, j’avais un groupe de rock. A la fac, j’ai fait des études de philosophie, ou plutôt, j’ai appris à lire quelques philosophes, et pratiqué le théâtre. En 88, j’ai écrit ma première pièce pour RFI et j’ai gagné un billet d’avion pour la France, avec une bourse d’écriture d’un an. Je crois que ça m’a sauvé la vie car j’étais mêlé à des mouvements estudiantins qui ferraillaient contre le système politique togolais, une société dont le seul mot d’ordre est la discipline, dont les seuls leviers sont la méfiance, la peur, et donc la ruse permanente pour survivre… Le modèle idéal du Togolais, c’est l’homme à quatre faces, car deux ne suffisent pas pour exister. Le Togo a fabriqué des hommes sans profil, et écrire a été pour moi une façon de chercher mon visage, de l’inventer, de le montrer. Je hais l’expression "littérature engagée, littérature de dénonciation". La littérature a trop souvent été prise en otage par la pesanteur idéologique. Je préfère convoquer le politique sur le terrain de la littérature.
J’ai commencé à écrire pour le théâtre pour une raison très simple : c’était le seul espace de liberté. Ce ne pouvait être ni à la radio ni dans la presse, car elles sont entre les mains de l’Etat et donc censurées ; ce ne pouvait pas être pour une maison d’édition puisqu’il n’y en avait pas. Ne me restaient que les arrière-cours de bars où la parole, les mots pouvaient exister clandestinement mais librement. J’ai fait de la matière politique une contrainte esthétique, et seul le théâtre se prête à cela. J’ai écrit cinq pièces, puis par curiosité, un roman (La Polka, Seuil 1998), et puis un autre (La Fabrique de cérémonies, Seuil, 2001), publiés en France. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le genre, je ne crois pas au genre. Je crois à ce qui se joue dans l’acte d’écrire : qu’importe que ce soit de la poésie, du théâtre, du roman, de la nouvelle, qu’importe l’enveloppe plastique. Ce qui compte, c’est de se méfier de la pensée figée, serrer au plus près le sens, laisser vibrer l’essentiel, observer les mots, leurs comportements, et jongler avec eux. Je crois que la page blanche n’est pas une page vierge, c’est un territoire où vont se mettre à trembler les mots, même les plus familiers, où va se fendiller la parole totalitaire. La page est une scène de théâtre. Armand Gatti a dit : "j’écris ce qui m’empêche de dormir". Que ce soit du théâtre ou des romans, j’écris toujours mes obsessions, je traque toujours le même monstre. On ne voit pas le même paysage selon que l’on se déplace à pied ou en voiture. Théâtre et roman sont deux moyens de locomotion, deux perceptions d’un même univers.

Africanité
Le discours sur la négritude - "chanter son peuple" - cher à Léopold Sédar Senghor, a le mérite de s’assumer. Mais le discours "nègre" qui cache son nom, qui est bourré de non-dits, où se confondent tradition et passé, présent et modernité, où l’on confond tradition et Afrique, modernité et Occident, est pour moi un discours de soumission. l’Afrique serait une civilisation intemporelle, source d’imaginaire, sa culture serait l’expression du génie du peuple, lui-même caisse de résonance des valeurs de l’Afrique éternelle. Reconstituer le passé à l’identique est pour moi une illusion et une bêtise. Ce qui m’intéresse c’est de fouiller ce qui me reste du passé, quels rapports nouveaux cela m’aide à construire, comment faire le tri, qu’est-ce qui est à jeter, à garder, quelles sont les traces qui m’aideront à construire ma propre route, mon identité ?
Je suis appelé moi aussi à être un ancêtre, c’est-à-dire un inventeur de valeurs, et pas seulement un passeur de traditions. La transmission est un soubassement idéologique qui légitime bien des dictatures africaines. Moboutu disait : "nos ancêtres ne nous ont pas légué le modèle de la contestation". Donc restez calmes ! Nous devons construire notre propre rapport au passé, ne pas négliger cinq siècles de notre histoire faire d’esclavage, de colonisation, de décolonisation, de dictature, comme si ces cinq siècles étaient une parenthèse, comme si l’arrivée de l’homme blanc était une parenthèse et que seule importait l’Afrique au temps "virginal". Je hais les attitudes d’allégeance. Il y a la très célèbre phrase de l’écrivain Amadou Hampaté Bâ : "En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle." D’accord, c’est une somme d’expériences qui disparaît. Mais il faut y regarder d’un peu plus près, car il y a des vieillards qui font illusion et ne désirent qu’une chose : garder le pouvoir ; et il y a des bibliothèque factices comme des décors de cinéma, des livres en carton pâte, avec rien dedans. Si c’est cela qu’il faut perdurer, alors, moi je pense qu’il faut non seulement laisser brûler la bibliothèque mais aussi craquer l’allumette ! Je ne veux pas brûler les ancêtres, je veux que l’on nourrisse un esprit critique afin d’identifier les stratégies de pouvoir. J’appelle à la désobéissance intellectuelle, pour que surgissent nos enjeux culturels et politiques.

L’avenir au présent
Les africanistes français ne sont pas contents : ils voient disparaître leur objet d’étude. Les occidentaux nous concèdent l’accès au savoir, la détention d’outils linguistiques, conceptuels, technologiques mais pas le droit de nous en servir. Un universitaire à la sortie d’une représentation théâtrale m’a dit : "Ce n’est pas du théâtre africain, c’est trop intellectuel ! Faites attention à ne pas perdre votre âme, vos racines, allez-y mollo !" Je lui ai rétorqué : "comment pouvez-vous dénigrer à ce point votre culture, en parler comme d’une maladie redoutable et contagieuse alors que votre civilisation continue à ériger sans fin des modèles, ses valeurs. Ou alors la jugez-vous si louable que vous voulez m’en exclure ?"
Quand j’étais gosse, à l’école, j’étais sûr d’être tabassé au moins une fois par jour : la violence érigée en pédagogie est une tradition africaine. Mais l’éducation y sacralise des choses qui ne sont que des produits de l’Histoire, alors pourquoi ne pas s’en débarrasser ? Les valeurs, qu’elles soient étrangères ou endogènes, on s’en fiche, il faut les décortiquer, les relativiser, les réinventer.
Je prône la mémoire prospective et l’utopie politique. Je me démarque des passéistes africains, ceux qui habitent tranquillement des hamacs et ont des pensées paresseuses, des pensées constituées une bonne fois pour toutes. Je crois à l’abolition des frontières géographiques et symboliques, entre passé et présent, entre langues anglophone et francophone. Je songe à une Afrique lit de ma mémoire, territoire de mon écriture, et source de vie.

Propos recueillis pas Martine Laval

 

DERNIER OUVRAGE

 
Romans

Cantique de l’acacia

Seuil - 2017

L’enfant n’était pas encore née, mais Io-Anna s’était tatoué son prénom futur dans le bas du dos : Joyce. Et Grace, la belle-mère, devineresse, enchanteresse et guérisseuse, avait été visitée par une vision prometteuse.

"Confiance est le chemin de ce qui échappe au malheur." Cette parole, Io-Anna l’a laissée en dépôt auprès de Grace afin qu’elle soit transmise plus tard à Joyce. Car elle ne sait pas si elle aura le cœur à lui dire, elle-même, ce qu’elle a eu pourtant le cœur à vivre : comment, pour échapper à un ordre patriarcal honni, elle s’est enfuie sur un vélo, à travers la boue des marais, avec Sunday le colporteur qui deviendra plus tard le père de l’enfant ; comment la petite Joyce leur est arrivée, inanimée, sur un radeau flottant. "Il faut se mettre à trois pour faire un enfant, dit Grace, le mâle, la femelle et l’Invisible."

Au pied de l’acacia, l’arbre de l’innocence, un magnifique hymne au courage de vivre, porté par trois générations de femmes en révolte dans l’Afrique d’aujourd’hui.


Revue de presse