Coups de cœur Télérama : Le syndrome de la perle

11 juillet 2011.

Quand on vient de la sanglante “perle des Caraïbes”, écrire, c’est être schizophrène.

 
©Alex Webb / Magnum photos

Haïti ! Peu de nations ont vécu aussi longtemps dans la souffrance et l’instabilité. Battue depuis cinq cents ans par tous les cyclones de l’Histoire, pillée, humiliée, la « perle des Caraïbes » dont s’enorgueillissait tant la France est bien la Nation pathétique qui donne son titre au livre de Jean Métellus. On est même presque étonné qu’une littérature riche et singulière ait pu grandir sur cette terre vidée de son sel par la colonisation et ravagée par les guerres intestines. Moins surpris qu’il reste des traces de sang dans l’encre de ses écrivains – de sang et de folie aussi, comme dans le roman cinglant, cinglé, de Gary Victor, Je sais quand Dieu vient se
promener dans mon jardin. Récit schizo porté par une langue incandescente, ce livre nous plonge au coeur du dilemme auquel sont confrontés tous les écrivains haïtiens : les rapports entre écriture et pouvoir sous la dictature, la tension entre la conscience individuelle et la conscience collective. Adam Gesbeau, le narrateur, est justement écrivain. En guerre avec lui-même et avec sa femme qui le méprise de n’avoir pas su tirer son épingle du jeu depuis l’arrivée du « général prêtre docteur
intellectuel démocrate futur dictateur » (un président qui en rappelle un autre : François Duvalier, alias papa Doc, l’« Apôtre du bien-être »). Un jour, Adam accepte un marché faustien : prêter sa plume au prince, devenir...
son nègre.
La schizophrénie, horizon indépassable de tout écrivain d’Haïti ? Gary Victor le pense : « Pour moi, c’est quasiment un mode de vie, dans un pays où tout est dualité, que ce soit au niveau du langage (créole, français) ou de la religion (vaudou, catholicisme). Mon personnage se rend compte qu’il est pluriel. Il s’observe – je dirais “ils s’observent”– pour comprendre la raison de sa chute, la raison de sa trahison. Pour comprendre pourquoi et
comment il a renié ses idéaux. »
L’histoire – les histoires – d’Haïti, aucun écrivain n’y échappe. Les vieilles plaies et les plus récentes sont leurs encriers, même si la dimension intime n’est pas absente de leurs oeuvres, comme on le découvre dans le dernier roman d’Evelyne Trouillot, Rosalie l’infâme. Rosalie, c’est le bateau-négrier qui a arraché la mère de Lisette (la narratrice) des côtes africaines pour la jeter, exsangue, sur une plantation de Saint-Domingue. Lisette voudrait tout savoir de la traversée, remonter la chaîne de l’esclavage, interroger les témoins pour comprendre enfin d’où elle vient.
Très documenté sur l’horreur des plantations, les viols, les esclaves marrons (qui se sont échappés de la plantation), Rosalie l’infâme n’est pas pour autant un roman historique telle la monumentale trilogie de Madison Smartt Bell sur le destin de Toussaint Louverture. En creux, c’est à un « devoir de mémoire » intime que nous convie l’auteur, grâce à la transmission du récit originel d’une génération à l’autre - une transmission qui se faisait jadis à travers les proverbes, les contes et les histoires, mais qui se trouve aujourd’hui menacée : « La détérioration des conditions d’existence et l’effritement des structures familiales traditionnelles ont changé les rapports entre générations, regrette Evelyne Trouillot. La transmission orale se réduit de plus en plus, sans être remplacée par la transmission écrite, à cause de l’échec scolaire qui sévit depuis trente ans. »
Alors, écrire pour qui ? Qu’ils restent sur leur île ou qu’ils aient choisi l’exil (Afrique, Québec, New York ou Paris), les auteurs haïtiens sont coupés de leurs lecteurs. L’analphabétisme et l’illettrisme frappent soixantedix pour cent de la population, une infime minorité d’Haïtiens lisent le français, la plupart des écrivains doivent publier à compte d’auteur. Et quand ce ne sont pas les tontons macoutes qui matraquent les intellectuels (sous Duvalier), c’est Aristide qui lance ses flics à l’assaut des universités. Anne Marty, spécialiste de la littérature haïtienne, parle
donc avec justesse d’« hybridation » à propos de cette littérature qui se veut à la fois d’Afrique et d’Europe, qui ne peut exister chez elle sans être publiée « ailleurs » mais qui, pour être publiée ailleurs, doit user d’une langue que personne ne lit chez elle...
Certains, comme le poète et romancier Franketienne, initiateur du « mouvement spiritualiste » en profitent pour jeter l’encre sur deux rives à la fois. Grace aux éditions Hoëbeke, Ultravocal, sa première « spirale » (1972), sort enfin en France. Quant aux éditions Vents d’Ailleurs, elles publient simultanément
Dezafi (1975), son grand-oeuvre en
créole, et D’un pur silence inextinguible, véritable
récit-choral (en Français), éructation
gorgée des néologismes les plus fous, rivière
en crue « seule apte, selon Franketienne, à renvoyer
au chaos dans lequel nous nous trouvons
 ».(1)
La première République noire, qui vient de
fêter son bicentenaire, est tout entière dans
cette tension entre deux mondes, l’Ancien et
le Nouveau, le présent qui saigne et les lendemains
qui espèrent. Un entre-deux que l’enfant
parricide du dernier roman de Lyonel
Trouillot, Les Enfants des héros, décrit sans
fard dans sa cavale. Mélange de débris et de
bouts d’amour épars, sa seule richesse sont
les mots : « Dans le quartier, quand ça va mal,
la vie repose sur les proverbes, raconte l’enfant-
narrateur. Chaque personne en possède
un lot. Même les plus pauvres. Et c’est le
seul bien qu’on partage sans avoir à se faire
prier. » Mots gratuits, mots que les écrivains
usent et dont les rois Ubu de Port-au-Prince
abusent, mots porteurs de tous les espoirs
et de tous les leurres dont s’enivre cette perle
des Caraïbes qui, tel le père assassiné des
Enfants des héros « pren[d] le pire de la vie et
ne parl[e] que du meilleur ». !
Olivier Pascal-Moussellard
(1) Cité dans Haïti en littérature, d’Anne Marty,
éd. Maisonneuve et Larose.