L’édito de Moussa Konaté et Michel Le Bris

L’heure de l’Afrique

13 novembre 2019.
 

« L’heure de l’Afrique » a titré la presse, cette année. Coupe du monde de football en Afrique du Sud, 50ème anniversaire des Indépendances, évidence de nouvelles donnes économiques et culturelles : un monde nouveau s’annonce, un autre vacille, se lézarde, et avec lui beaucoup de nos repères. Urgence d’autant plus grande de la mémoire, dans ces temps de tumultes : les anniversaires ont-ils d’autre intérêt que d’aider à affronter le futur ? L’Afrique, que certains voulaient croire hors de l’Histoire, change à toute vitesse, de nouvelles sociétés sont en train d’y naître, souligne Achille Mbembé dans son essai Sortir de la grande nuit. Et l’enjeu pourrait bien être, pour ses écrivains et ses artistes, de construire un imaginaire pour les temps à venir...

Temps nécessaire de la mémoire. Pour mieux comprendre de quelle histoire, de quels combats, de quelles espérances sont nées ces indépendances, où les écrivains jouèrent un si grand rôle. Il n’est pas inutile d’y faire retour, car on oublie souvent comme la pensée qui animait ces pionniers était universaliste. Bien éloignées souvent de ce que furent ces indépendances : il n’est pas dit qu’elle ait perdu de sa valeur...
Temps nécessaire de la mémoire. Se souvenir, c’est aussi se penser soi- même. Ce n’est rien de dire que la France a une difficulté extrême à penser son histoire coloniale ! Et l’Afrique pareillement. L’une comme l’autre en ont été marquées profondément — et transformées. Cette histoire coloniale refoulée est constitutive de l’« identité » française : l’immigration des Sud, fut la réfraction en France même de son empire colonial, l’irruption de l’Autre, de l’Ailleurs, dans l’espace français, le bousculant, le transformant – l’enrichissant. Reste à l’assumer — il est temps que la France se décolonise... Et si les blessures restent vives en Afrique, s’il est capital que l’Afrique reconquière son histoire antérieure, chacun sait qu’il n’y aura pas de retour à un état premier, de paradis perdu de lma Tradition à retrouver. Assumer son passé, « pour que ce passé en commun devienne un passé en partage » (A. Mbembe) : à cette seule condition pourront être imaginées des relations nouvelles.

Temps de la mémoire, aussi, pour prendre la mesure du nouveau – dont témoigne une nouvelle génération d’écrivains africains. Nés après l’indépendance, tous ont grandi dans le cauchemar des géno- cides, sous le joug des dictatures, dans la quotidienneté de la corruption, contraints souvent à l’exil. Le génocide de 1994 au Rwanda est sans con- teste un tournant : fin de l’innocence, des paradis perdus, des discours seulement victimaires, quand l’Afrique découvre sa capacité à s’au- todétruire.
Le roman de l’exil, de l’immigration, du télescopage culturel, de la « fron- tière », comme dit Leonora Miano, n’est pas, ainsi que le voudraient cer- tains, à opposer aux romans de ceux demeurés au pays, garants d’une quelconque « authenticité » : cette opposition est absurde, et suicidaire, la dispersion identitaire est le fruit - un des fruits - de la tragédie his- torique des dernières décennies. Et le nouvel espace romanesque africain n’est plus, sur place, celui du village et du ressassement du discours anti- colonialiste mais celui de la ville, monstrueuse, hybride, tentaculaire, où s’expérimente également, mais d’une autre manière, métissage et multi- culturalisme, se met en place un « univers créole », soubassement pour A. Mbembé d’une modernité « afropolitaine ». La ville, où s’invente, au- delà du roman, une culture de la rue, rap, slam, hip-hop, par laquelle la jeunesse exprime sa révolte et ses espoirs, invente une parole neuve...

La fierté d’Etonnants Voyageurs, depuis sa première édition à Bamako, est d’avoir été le lieu d’expression de cette nouvelle génération, dans sa diversité. Pour contribuer à ce que naisse, dans la dialogue et non l’opposition, un imaginaire des temps à venir.

Photo : © Alioune Bâ