Le gardien du temple

Écrit par : FORGHIERI Fiordilisa (5ème, Collège de Georges Braque, Paris)

26 avril 2018.
 

— Et maintenant ? a demandé Chloé.
— On les attend, a répondu ma femme.

Il était 16 heures lorsque leurs cris ont percé notre rue.

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

Pourtant j’avais du mal à croire qu’il tirerait le moment venu. Il n’avait jamais tenu une arme dans ses mains. De plus, il était maladroit. Je reconnus devant moi l’ado des jeux vidéo. Je m’en voulais d’avoir entraîné mes enfants, ma femme sur cette terre de sang qui nous engloutirait, aveuglé que j’étais par cette passion de l’archéologie. La chaleur torride de cet après-midi d’août freinait mes gestes et m’engluait dans une sorte de remords qui nous mettait encore plus en danger. Probablement Chloé s’en aperçut-elle ? Je l’entendis soudain me dire d’une voix frêle :

— Papa, tiens-toi prêt ! Et ton fusil d’assaut ? Mais garde-le près de toi !
— Et toi, Chloé ? Tes grenades ? Où sont-elles ?
— Là, me répondit-elle. Elles sont trop grosses et j’ai peur, ajouta-t-elle.

Le mot était lâché. La peur nous étreignait tous les quatre. Chloé serrait contre elle ses dessins et les clichés des sanctuaires et des tours de la Vallée des Tombeaux. Comment le lui reprocher ? Comment lui dire de se tenir à l’affût, de dégoupiller pour de bon au moment où ils seraient à notre portée ? Je lui avais déjà dit que c’était eux ou nous. Dans ce cas-là, pas d’hésitation. En étais-je vraiment convaincu, moi qui n’avais jamais tenu qu’un stylo à la main, un appareil-photos, une pelle et autres outils nécessaires aux fouilles.
Ma femme restait silencieuse. Dehors, des cris perçants de toutes parts. Quelques minutes encore nous séparaient de l’assaut. La ville elle-même était assiégée. Réussirions-nous à résister ? Mes convictions, elles, avaient déjà cédé. Tout ce que j’avais appris à mes enfants, tout ce qu’on m’avait appris un jour ne tenait plus qu’à un fil. Les mots d’Abdellatif Laâbi résonnaient, s’entrechoquaient. J’atteste, j’atteste, j’atteste. Je ne me souvenais plus que de ça. Mais qu’attestait-il donc ? "J’atteste...

...qu’il n’y a d’Être humain que Celui dont le coeur tremble d’amour pour tous ses frères en
humanité. Celui qui désire ardemment plus pour eux que pour lui-même liberté, paix, dignité."

La phrase avait giclé d’un seul trait. Je revoyais le poster que Chloé avait mis dans sa chambre à Paris. Le texte sur fond violet. Un bandeau vert et rouge sur lequel se détachait un message inoubliable : "Les livres sont notre arme contre la barbarie". Les livres comme un dernier rempart ? Trop tard ! Les soldats étaient là.

Notre immeuble fut encerclé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Nous vîmes par une fente qui déchirait le volet d’une de nos fenêtres, des soldats armés jusqu’aux dents – dix, quinze peut-être – pénétrer dans l’immeuble, semblables à des rapaces. Tétanisés par leur brutalité, leurs cris répétés d’une formule incompréhenssible, nous n’osâmes mettre en oeuvre notre plan de défense. Ils défoncèrent la porte d’entrée des appartements du premier étage où personne ne s’y trouvait. Ils accédèrent ensuite au deuxième. Même scénario. Brutalité, férocité, animalité. Nous, nous nous étions retranchés au troisième.

— Attends, attends ! Ecoute ! Qu’est-ce qu’ils disent ? demanda Jules.
— Papa, maman ? demanda Chloé. Qu’est-ce qu’ils disent ?
— Ils demandent Khaled Al-Assaad, répondis-je.
— Lui ? Mais pourquoi ? dit Jules.
— Ils veulent accéder aux réserves du musée. Ils veulent savoir où l’or est caché, dis-je.

C’est ce que je comprenais en collant l’oreille au sol.

— Mais quel or ? Je n’ai jamais entendu parler de ce trésor !, insista Chloé.

Je lui fis signe de se taire. J’essayais de me souvenir. Non, Khaled n’avait jamais mentionné ce trésor. Mes collègues italiens – je devrais dire mes amis – spécialisés dans la fouille minutieuse des tombeaux et leur restauration, ne m’en avaient jamais parlé, même pas avant le déclenchement de la guerre civile.
On entendit soudain la voix de Khaled Al-Assaad. Il était comme d’habitude. Calme, digne, fier. Il essayait de convaincre les soldats que jamais, ô grand jamais, il n’avait caché de trésor. Mais rien n’y fit. Les soldats à tour de rôle le violentèrent, l’insultèrent, le mirent au défi de répondre sans quoi la sanction tomberait. La première question – qui en réalité était toujours la même – fusa :

— Où as-tu caché le trésor ?
— Mais tout est trésor. Ce site, le plus somptueux avec Pompéi, Ephèse, est un trésor d’architecture. Il est nôtre, vôtre, depuis des millénaires. Le trésor que vous cherchez, est là, s’appliquait-il à défendre.

Les soldats répliquèrent alors :

— Tu te moques de nous ! L’or ! Nous te parlons d’or, assénaient-ils en tenant Khaled Al-Assad par le cou. Tu l’auras voulu ! Tends l’oreille ! Vois à présent ce qu’il reste de Baalshamîn, dit le chef des soldats dans ce qui ressemblait à une mascarade de procès. Il ordonna le dynamitage du temple.

Baalshamîn tomba. Khaled Al-Assaad s’effondra de douleur :

— Seigneur du ciel, implorait-t-il.
— L’or ! L’or ! L’or !, vociféraient-ils comme s’ils n’avaient d’autre divinité à implorer que l’or.

Khaled Al-Assaad égrena les noms des sanctuaires. On l’entendit prononcer les noms de Baalshamîn, Elahbel, Alenatan, Kitôt, Jamblique, Bêl. Les explosions se multiplièrent. Les tours de la Vallée des Tombeaux tombèrent les unes après les autres dans un fracas indescriptible. Les détonations firent trembler les murs de la ville. J’étais certain qu’on ressentait les tremblements jusqu’à Damas. Khaled Al-Assaad trouva encore la force de poursuivre. Il dit :

— Pour trouver l’or, suivez la procession en bas-relief sur la grande frise du temple de Bêl. En tête, les hommes de profil. Derrière eux, les femmes enveloppées dans leurs voiles plissés. Suivez-les. Ils s’en vont adorer leur dieu.

Ce furent les mots de trop. De quel dieu parlait-il ? Comment osait-il ? Ils s’emparèrent de lui, le traînèrent de force hors de l’immeuble. Ils lui firent dévaler les escaliers. On les entendit hurler :

— Tu feras à pied les derniers cinq cents mètres qui te séparent du temple. Tu nous montreras !, s’esclaffa le chef.

Le rire des soldats semblait sorti tout droit des enfers. La procession qu’eux-mêmes entamèrent, fut l’avant-dernière étape du calvaire que Khaled Al-Assaad allait endurer. Derrière nos volets à peine ouverts, le souffle coupé, nous assistâmes impuissants à la macabre mise en scène qui se déroulait sous nos yeux. On le voyait résister, tomber, se relever. Il allait tout droit affronter la mort dans cette oasis du désert de Syrie.
Bien qu’éloignés, nous réussîmes à distinguer deux soldats désignés pour accomplir la dernière tâche. Khaled Al-Assaad fut attaché à l’une des colonnes du temple de Bêl. Peut-être que ses yeux imploraient une dernière fois les cieux ? Devant nous se déroula la scène la plus horrible de notre vie. Nous entendîmes une énorme détonation qui nous fit mal aux oreilles et nous propulsa à terre. Une nuée rouge oranger aux reflets d’or s’éleva dans le ciel. C’est en martyr que Khaled Al-Assaad mourut sous l’effondrement du temple, dans un nuage de poussière, au soleil couchant.

Nous fûmes miraculeusement épargnés mais marqués à vie au fer rouge. A la faveur d’une trève, de quelques heures seulement, nous tentâmes de gagner Damas, la ville du Jasmin, disait-on. Ce parfum que les mots délivraient, la destination elle-même, plus rien n’avait de sens. Une jeep vint nous chercher, tous les quatre, au petit matin. Nous chargeâmes l’essentiel de nos affaires. En vrai, presque rien, des bricoles. Et pourtant. Ces rouleaux de papier de soie, ces cahiers de dessin, les clichés, les carnets de notes représentaient ce qu’il y avait de plus précieux après le fait d’être en vie bien sûr. Nous étions tous silencieux. Je serrai ma femme contre moi. Jules et Chloé se tenaient par la main. La souffrance, l’amour. C’est ce qu’il nous restait. Ma femme laissa échapper quelques mots :

— Qui sait ? Cette douleur peut-être enfantera-t-elle un avenir meilleur, inespéré ?

J’avais du mal à le croire. Notre jeep dépassait maintenant un convoi de civils. Des éclopés, des égarés. Le reste d’une humanité dévorée par la guerre. Etait-ce bien le moment de penser ? Etait-ce le moment de se demander pourquoi ? Oui, pour quoi ? Au nom de quoi, de qui ? Impossible d’effacer. Nous étions, nous aussi, les témoins survivants de cette mémoire éventrée.

Après bien des heures d’un périple infini, nous fûmes de retour à Paris. Accueillis, entourés. Le quotidien prit le dessus. Les attentats terroristes ouvraient des temps nouveaux dont nous connaissions déjà le goût terriblement amer. Chaque soir, comme un rituel, Chloé feuilletait ses cahiers de dessin. La procession de Bêl était superbement dessinée. C’était peut-être le plus beau. Un jour, l’idée lui traversa l’esprit de mettre en récit la guerre. Ou plutôt la paix. Elle hésitait. On voyait bien qu’elle réfléchissait à comment dire la paix tout en racontant ce qu’il y avait de plus douloureux. Elle rassembla ses idées, ensuite des mots, plein de mots. Elle étala sur son bureau les plans du site archéologique. Des livres aussi. Elle se mit enfin à chercher un titre. Je la vis un jour écrire à l’encre bleue : "L’assaut". Je regardai par dessus son épaule. Je me rendis compte alors qu’elle évitait de dire comment les choses s’étaient réellement passées. Mais était-ce bien nécessaire de donner des détails authentiques de l’horreur ? Elle avait décidé de raconter à sa façon les dernières heures de celui qui resterait à tout jamais, le gardien du temple de Palmyre.