Texte de Nicolas Bouvier

28 juin 2006.
 

La vie m’apparaît comme une aventure drolatique et pathétique qui se conclut par une disparition. En milieu bourgeois - celui de mon enfance - ces trois aspects sont volontiers biffés. Un homme vraiment drôle est plus craint qu’un extrémiste de droite ou de gauche même armé jusqu’aux dents. Contre les dogmatismes, même les plus durs, il y a des parades et des antidotes. Contre l’humour qui met le roi tout nu, il n’y en a pas. Le pathétique n’est bien considéré que dans la musique symphonique. Quant à la mort que nos prédicateurs nous rappellent pédagogiquement chaque dimanche, l’index levé, elle est en fait évacuée du quotidien. Chez nous aucun véhicule ne fait moins de bruit qu’un corbillard : les gants, la politesse beur-rée des croque-morts ! Le seul geste touchant qui nous reste, ce sont tous ces inconnus, qu’il pleuve ou qu’il vente, qui se découvrent au passage d’un cercueil. Façon de saluer malgré tout la camarde. Les vieillards meurent de moins en moins dans leur mai-son ; on les en chasse comme des locataires insolvables. Cette conduite est le fruit d’une peur hygiénique et erratique ; elle prive le logis, ses odeurs, ses couleurs familières, d’une de ses deux fonctions essentielles : accoucher la vie et accoucher la mort. Une mort accompagnée du respect et des présences, aux-quels nous avons tous droit, sanctifie une maison bien plus qu’elle ne la dévalorise. A une femme éplorée qui lui demandait de ressusciter son enfant, le Bouddha Cakyamouni avait répondu : je pourrais le faire si tu me montres une seule maison du village qui n’ait ja-mais connu le deuil. Ces réflexions sans aucune morbidité complaisante, mais on étiole la vie en effaçant la mort, on truque l’épure les solides ont toujours une ombre. Et plus ils sont solides, plus l’ombre est riche dans les noirs. Les incomparables chants sevdalinka de Bosnie, bourrés jusqu’à la gueule de tragique et de sang, viennent percer et ranimer ce cœur que nous négligeons si souvent. Les déchirants myrologues épi-rotes ont une vertu roborative, comme la mystérieuse épitaphe des tombes crétoises ou cypriotes « réjouis-toi - d’être dessus ou déjà dessous » - qui résume en un mot toute l’ambiguïté de nos attachements et de nos espoirs. Lorsque dans la nouvelle d’Adalbert von Chamisso, Peter Schlemil vend son ombre à Lucifer au terme d’un contrat frauduleux, il lui vend sa mort et donc son âme. Là encore, il y avait un blanc de la carte que j’ai cherché à combler en furetant timidement vers seize ou dix-sept ans dans une Europe encore en ruine mais d’une fraternité qui a bien disparu depuis. Les cendres sont chaudes et le béton neuf est froid. Ne pas voir ici une apologie du cataclysme ou de la violence que je déteste. Un simple constat : les gens dé-munis de tout se retrouvent malgré le peu qu’ils sont plus riches qu’ils n étaient protégés par tous leurs emballages et molletons. Dans cette leçon, la vie de voyage avec les risques et les surprises qu’elle com-porte m’a rendu plus attentif aux êtres, aux couleurs, au grain d’un moment, à une musique qui peut vous être enlevée le lendemain, car du même coup cette vie m’a rendu ma mort, part prenante de tout ce qui nous arrive de bon. Dans mon premier livre l’Usage du monde, j’ai pu écrire : « Etre heureux me prenait tout mon temps. » Dans cet atelier venté et poussiéreux, sorte d’immense grange informe construite autrefois probablement à des fins pénitentiaires, et que se partageaient journalistes pigistes, peintres en mal de consécration, chiffonniers slovènes ou ferrailleurs gitans, nous nous réveillions - mon compagnon de voyage et illustrateur de cette première aventure - plus de bonheur que de bonne heure. C’était à Belgrade, que nous connaissions un peu tous deux, en juillet 1953. La mort, un peu de violence alcoolique, quelques modestes tracasseries policières - étaient bien entendu au menu. C’est là que j’ai appris le respect de ce milieu zonard où se trouvaient aussi beau-coup de grands bourgeois déchus qui faisaient excellent ménage avec d’autres cloches devenues telles pour d’autres raisons. Lorsqu’un des renards de ce grenier avait réussi un « coup » - vendre une aquarelle à la municipalité ou douze leçons de piano à la fille d’un grossium du parti (Mozart évidemment) -, nous connaissions des dîners aux chandelles, chandeliers dépareillés et nappes damassées reprisées, sauvés de nous ne savions plus quelle catastrophe, valeu-reux effort de toilette avec des chemises limées, des épouses poudrées en catastrophe, mais nous le savions tous - nous n’étions, malgré nos chemises lavées au bord de la Save avec beaucoup de sable et un peu de savon au milieu de matrones dont les propos obscènes nous pétrifiaient, pas plus élégants qu’eux. C’est dans ces moments de convivialité que j’ai fait l’apprentis-sage des deux seules vertus qui m’en imposent : la gaieté et le courage.

Nicolas Bouvier