Gulliver n° 7 : "Un monde en morceaux"

Revue trimestrielle, septembre 1991, 296 pages

25 juin 2006.
 

SOMMAIRE

QUATRIEME DE COUVERTURE

Voici des écrivains en guerre.
Ici, pas question de mettre son drapeau dans sa poche. Nul appel, dans ces pages, à une paix sans principes. On pose son fusil et on se parle, entre ennemis. Depuis le temps qu’ils s’observent, s’analysent, se défient, se combattent, les Israéliens et les Palestiniens ont appris à se connaître. Aujourd’hui, quand ils se regardent, que voient-ils ?
Ce numéro a été préparé avec Eglal Errera


EDITORIAL

UN MONDE EN MORCEAUX
Voici des écrivains en guerre.
Ici, pas question de mettre son drapeau dans sa poche. Nul appel, dans ces pages, à une paix sans principes. On pose son fusil et on se parle, entre ennemis. Depuis le temps qu’ils s’observent, s’analysent, se défient, se combattent, les Israéliens et les Palestiniens ont appris à se connaître. Aujourd’hui, quand ils se regardent, que voient-ils ?

Quelque chose est en train de disparaître. Quelque chose que les uns et les autres ont du mal à nommer (peut-être n’y a-t-il pas encore de mot pour cela). C’est à la fois un rêve, une cause et une illusion. C’est l’idée du Grand Israël englobant la Judée et la Samarie, et d’une Palestine cent pour cent palestinienne, qui s’en va, sans espoir de retour.

Chacun commence à comprendre que l’expulsion, l’asservissement ou la destruction de l’autre contient en germe son propre anéantissement. Juifs et Palestiniens sont condamnés à un avenir commun. Ils ignorent à quoi ressemblera cet avenir.

A cette prise de conscience, les écrivains prennent une part active. Ils l’annoncent, et, dans une certaine mesure, la rendent possible. Il faut dire que, dans cette partie du monde, on est plus volontiers prophète qu’homme de lettres. Le langage y possède encore une sorte de fureur originelle, une énergie à laquelle s’alimentent le poème, l’invective et le rire.

Que disent le poème, la prophétie ? Ils indiquent ce à quoi il faut renoncer, pour que ce qui s’annonce puisse advenir. L’écriture est un deuil suivi d’une naissance. Cela est vrai de son contenu, mais aussi de sa forme ; c’est pourquoi Palestiniens et Israéliens sont confrontés à des problèmes presque identiques : comment rendre compte d’un monde que ni l’hébreu ancien ni l’arabe "littéraire" - du moins tels qu’on les a utilisés jusque-là -ne sauraient décrire ?

La crise est totale. Crise des formes d’existence réelles ; crise de l’objet littéraire ; crise de la langue. Le monde est en morceaux. Comme Dante en exil, réinventant l’italien dans un pays ravagé par la guerre civile, Israéliens et Palestiniens prennent l’exacte mesure de la tâche qui les attend. Nous avons voulu leur donner la parole, sans la reprendre au fil d’un commentaire. Nous avons laissé les textes s’expliquer entre eux.

Quant à la distinction entre "intellectuels" et "écrivains", elle paraît dérisoire chez ces hommes pour qui penser, agir et écrire signifie la même chose. Partisans, soldats, députés, conseillers, ils ont collé des affiches - parfois les mêmes - organisé des meetings, polémiqué dans la presse.

Mais si la seule nécessité à laquelle obéit un écrivain est celle d’écrire, cette nécessité prend aujourd’hui, au Proche-Orient, l’allure d’un enjeu historique.

Olivier Cohen (31 juillet 1991)