1999 : Gulliver n° 2 (Librio) : "Musique"

Librio, 1999

17 juin 2006.
 

Directeur de la publication : Michel Le Bris
Rédacteurs en chef : Michel Le Bris, Jean-Claude Izzo


SOMMAIRE

EDITORIAL

Body and Soul

« Body and Soul », dit plus loin Bernard Loupias - corps et âme, et ce qui les lie, les révèle à nous, les porte à incandescence, dans un cri, un rythme, une mélodie : les musiques, du moins celles qui importent, sont toujours, indissolublement, des corps et des âmes. Cette musique que je viens d’écouter, qui m’a bouleversé dans l’instant, qui me touche, me semble-t-il, dans ce que j’ai de plus secret, de plus intime, ne dirait-on pas qu’elle a été écrite pour moi, et moi seul ? Et pourtant, c’est aussi sur ses rythmes que d’autres se trouvent pareillement émus, que des corps et des âmes se touchent, se mêlent, se sentent vibrer de concert... Mystère de la musique, qui crée de « l’être ensemble » par le rythme - par la part de nous-mêmes qu’à l’instant nous allions dire la plus singulière, la plus intime, loin des raisons raisonnantes, des codes et des lois...
Body and soul, oui, et c’est à travers elle, nous le voyons bien chaque jour,
malgré le matraquage du « show-biz », tout ce qui conspire à en faire un bruit de fond, que partout, de par le monde, des artistes, des hommes, des communautés s’affirment, résistent, inventent des langages, des sons, des rythmes inouïs, pour tenir debout encore, toujours, malgré tout, conjuguent l’universel au singulier de leurs souffrances, réinventent sans cesse un universalisme vivant.
Oui, c’est d’abord par la musique que se dit le monde qui naît...
Paroles et musique : une vieille histoire. Qu’est-ce donc qui lie si intimement, depuis toujours, musique et littérature ? Ceci, sans doute, qu’il y a de l’indicible. Ceci, qu’il y a dans les mots, ’qui les sous-tend, gronde en eux, comme une puissance étrangère, un au-delà des mots, sans lequel il n’y aurait pas de mots.

Et c’est bien parce qu’il y a de l’indicible, qu’il y a de la littérature, c’est bien parce que, cet au-delà, nous ne pouvons que le suggérer en creux, que nous continuons, encore et encore, à écrire.

Au commencement, il y a le souffle, dans les tréfonds, qui devient rythme. Sur lequel se posent les mots. Qui, portés par lui, prennent sens. « Le génie, c’est le sens du rythme », a écrit Novalis. Le rythme, au cœur même du mystère poétique : sans rythme, pas de poème. Sans rythme, pas de musique. Le rythme, donc, comme ce qui renvoie à cet au-delà dont tout procède. Et la musique comme ce qui nous fait toucher, corps et âme, à ce mystère...

Bernard Loupias, qui s’engage corps et âme dans un texte qui nous ramène à l’essentiel - à cet incendie, en nous, sans lequel rien ne vaut. Saul Williams, la nouvelle voix du « slam ». Perry Henzel, une figure de légende du reggae. Nik Cohn, peut-être le seul écrivain du rock and roll. Et Rolo Diez, à propos du tango. Patrick Raynal, ou la légende du blues. Terry Southern, sur le jazz, et certains de ses adorateurs. Et Lucio Mad, et Didier Henry, et Minna Sif, de nouvelles voix pour dire, chacune à sa manière, comme la musique dit le monde aujourd’hui.
Body and soul...


Et en cadeau au courageux lecteur, ce beau texte de Bernard Loupias...


Bernard Loupias
Spiritual Unity

C’est une des plus belles photos de jazz que je connaisse. Elle est signée Roy DeCarava. La photo est « bougée », tremblante. Coltrane pleure dans les bras de Ben Webster. Un père console son enfant. Je ne sais rien de ce cliché. Personne ne saura jamais pourquoi Traire pleurait, ni quel secret ces deux-là partageaient. Comme dirait Godard, ce n’est pas juste une image, c’est une image juste. Donc un mystère. Comme le jazz. Le jazz ? Mais lequel ? L’autre. Celui qui n’est pas devenu cette affligeante sous-division de l’industrie culturelle, cette marotte des officines de tourisme. Dans LHomme sans contenu (Circé), Giorgio Agamben, le philosophe italien, décortique ce processus universel de dégradation de l’art, perçu comme force vitale, en culture marchande : « C’est seulement parce que l’art est sorti de la sphère de l’intérêt pour devenir simplement intéressant qu’il trouve auprès de nous un si bon accueil. »

En 1954, Louis Armstrong a dit quelque chose d’inouï, à quoi personne n’a vraiment prêté attention : « Notre musique est un ordre secret. » Pour qui sait écouter, « quelque chose » relie Louis Armstrong à Robert Johnson, au Duke, à Lester, à Bird, à Mingus, à Trane, à Billie, à Ayler, à Sun Ra - « passants considérables » déjà partis pour d’autres mondes. Et encore à Ornette Coleman, à Cecil Taylor, à Milford Graves, à Charles Gayle, à David S. Ware, à William Parker, qui sont toujours parmi nous, et défendent au prix fort (mépris, indifférence, ostracisme) une vision poétique du monde. Et forcément politique quand tout (le racisme, le show-biz, la vulgarité) vise à notre anéantissement.

Soixante ans avant Agamben, Antonin Artaud écrivait dans sa préface au Théâtre et son double : « Au Mexique ( ... ), il n’y a pas d’art et les choses servent. Et le monde est en perpétuelle exaltation. A notre idée inerte et désintéressée de l’art, une culture authentique oppose une idée magique et violemment égoïste, c’est-à-dire intéressée. Car les Mexicains captent le Mana, les forces qui dorment en toute forme et qui ne peuvent sortir d’une contemplation des formes pour elles-mêmes, mais qui sortent d’une identification magique avec ces formes. Et les vieux Totems sont là pour hâter la communication. » Aujourd’hui, Taylor, Gayle, Graves et tant d’autres sont nos chamans. Ils incarnent l’idée que nous nous faisons du jazz : celle d’un rituel destiné à réveiller « les dieux qui dorment dans les Musées » (ne pas compter sur le taxidermiste Wynton Marsalis pour le faire : voici un excellent conservateur - le mot lui va comme un gant - pour le musée du jazz), à faire descendre parmi nous l’amour et la beauté dans toute leur violence et leur terrible douceur. Ce qui ne va pas sans rompre radicalement avec quelques petites habitudes. « Briser le langage pour toucher la vie, ajoutait encore Artaud, c’est faire ou refaire le théâtre » (le jazz) ; et l’important est de croire que n’importe qui ne peut pas le faire, et qu’il y faut une préparation. Ceci amène à rejeter les limitations habituelles de l’homme et des pouvoirs de l’homme, et à rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle la réalité.

Qu’on tente l’aventure, on entre dans un univers étrange, « surréel ». Que de ricanements quand Albert Ayler affirma qu’il jouait « la musique des anges » ! David S. Ware a un jour confié avoir entendu cette « musique des sphères » : « J’étais assis tranquillement chez moi, et tout à coup cette musique incroyable a surgi. Je me suis demandé d’où elle venait, elle semblait provenir d’un poste de radio que je ne voyais pas, et j’ai réalisé brusquement que ça se passait dans ma tête. Ça n’a duré que quelques instants à peine, et puis ça s’est arrêté. » Certains jurent encore avoir vu la contrebasse de William Parker léviter lors de certaines nuits particulièrement intenses, on peut sourire. Mais comme le disent les hassidim à propos de leur maître spirituel, le Baal Chern Tov : « Ceux qui croient toutes les histoires miraculeuses que l’on raconte à son sujet sont des idiots. Mais ceux qui n’en croient aucune sont des imbéciles. »

Nos « festivals » n’invitent guère ces gens-là. Trop « difficiles », trop « élitistes », « invendables », disent-ils. Ce qu’ils veulent : du jazz qui ressemble à l’idée folklorique qu’ils s’en font, qui équilibre leur budget. Misérable. Comme le disait Francis Marmande l’été dernier en conclusion d’un mémorable article sur le festival Jazz à Marciac : « La haine de la pensée se porte bien. »

On dira que je ne cite ici que des noms de musiciens noirs américains. Je prendrai toujours cette remarque pour une insulte. Qui s’étonnerait, s’agissant de flamenco, que l’on s’intéressât en priorité à ce qui se trame en Andalousie plutôt qu’en Suède ? Le jazz est universel. Soit. A condition de ne jamais oublier cette maxime lumineuse de Manuel Torga, l’écrivain portugais : « L’universel, c’est le local moins les murs. » Le jazz a une histoire qu’il convient de ne pas « réviser ». Abbey Lincoln, qui n’a pas de mots assez durs pour tous ceux qui voudraient enfermer le jazz dans un ghetto afro-centriste, a toujours le regard qui se voile quand elle évoque les violences, les humiliations qu’ont dû surmonter les Noirs d’Amérique depuis quatre siècles. Aujourd’hui, les clameurs célestes des saxophones de Charles Gayle ou de David S. Ware désintègrent les délires consensuels en vogue. « On » supporte mal ces transes entre extase et terreur. Elles renvoient à une réalité proprement insupportable : le jazz est né d’un enfer de chaînes, de fouets, de lynchages et de viols. Pour tous ceux qui ne veulent pas voir ce qu’ils ont sous les yeux, on rappellera que le cauchemar continue, l’AmériKKKe de la haine se porte toujours comme un charme : entre 1995 et 1996, trente-quatre églises noires ont été brûlées ou saccagées dans le Deep South. Dans la nuit du 6 au 7 juin, à Jasper, Texas, James Byrd, un Noir de quarante-neuf ans, a été attaché par les chevilles à l’arrière d’une camionnette par trois Blancs affiliés au Ku Klux Klan et traîné pendant cinq kilomètres. Abner Louima, un Noir américain d’origine haïtienne, a été passé à tabac puis sodomisé avec une matraque par plusieurs officiers de police dans un commissariat de Brooklyn. La liste est longue.

Face à ces forces de mort, le jazz est la trace ineffaçable du geste prométhéen accompli par ceux qui surent transcender cette nuit des corps et des âmes (« Body and Soul ») pour offrir au monde une beauté neuve où triomphait leur humanité. L’universalité du jazz est là. Pas ailleurs. Son histoire est celle d’une fuite, d’un « marronnage » esthétique et spirituel. Comme ces esclaves qui s’enfuyaient dès leur arrivée dans le Nouveau Monde pour vivre libres, tous ceux qui ont porté le jazz au plus haut, d’Armstrong à Coltrane, ont obstinément coupé les ponts derrière eux pour préserver l’essentiel : la liberté de rêver, d’inventer, de penser malgré tout et en dépit de tout. C’est la grande leçon de vie qu’à travers son art majeur la diaspora noire d’Amérique a donnée à ce siècle.

Le contrebassiste William Parker organise depuis trois ans, chaque printemps, un festival « free », le bien nommé , Visions », qui aimante irrésistiblement les musiciens qui partagent son rêve d’une humanité réconciliée. Ils viennent du monde entier : « Spiritual Unity », disait le titre d’un des plus beaux disques d’Albert Ayler. Un des trios de William Parker réunit Assif Tsahar, un jeune saxophoniste israélien, et la batteuse Susie Ibarra, originaire des Philippines. La Great Black Music selon William Parker est une utopie réalisée aux couleurs de l’arc-en-ciel. « Music is the healing force of the universe » (Ayler, encore). On n’en démordra pas.

Né à Figeac, en 1954, Bernard Loupias est le monsieur Musique du Nouvel Observateur depuis 1991, où, après six années passées à Libération, il défend avec enthousiasme une idée exigeante du jazz. Et nous n’imaginions pas d’autre place que la première, en ouverture du numéro, pour ce superbe texte...