Gulliver n° 4 : "En France... et ailleurs !"

Octobre 1990, 364 pages

28 juin 2006.
 

SOMMAIRE

EDITORIAL

Douce France

Remarquez toutefois qu’il se trouve toujours, même dans les régions les plus glacées, un Swedenborg et un William Blake pour nous souffleter d’anges à perdre haleine.
Alors, messieurs, dit-il en les poussant vers la porte du mess,pourquoi ne pas chercher la découverte des réalités dans le reste du monde ? Avant de désespérer, c’est, je crois, ce qu’il nous reste à faire.

Jean Giono, Fragments d’un paradis

Nous vivons dans un pays étrange, où des criminels de guerre coulent des jours heureux tandis que les noms de leurs victimes s’effacent lentement de nos mémoires. Où les soldats perdus d’Algérie insultent encore des gaullistes usés par le pouvoir et des communistes fatigués par un demi-siècle de mensonges. Où le chef d’un parti politique, après avoir nié l’existence des chambres à gaz et regretté que la Libération n’ait pas donné lieu à une réconciliation nationale, feint de penser qu’il n’y a pas d’otages à Bagdad. Où des littérateurs antisémites sont loués pour la qualité de leur style.
Cette France-là, comment ne pas la haïr ? Comment lui pardonner ? Le pardon n’a de sens que par le souvenir. Aussi l’oubli est pire que la mort : tout ce qui est oublié revient nous hanter, à notre insu. Voilà pourquoi, sans doute, l’histoire de ce pays ressemble, ces temps-ci, à un roman gothique : trop de spectres, trop de revenants, trop de morts sans sépulture.
Désormais la France ne nous sera douce que si elle fait œuvre de mémoire. Mais peut-on se rappeler ce que l’on n’a pas vu, parce qu’on refusait de le voir ? Et que s’est-on refusé à voir au juste ?
Que toute nation est mythique et tout pouvoir faillible. Que la République, elle aussi, s’est sali les mains dans l’affaire Dreyfus, la guerre de 14, la collaboration et la colonisation. Et que la « francisation » dont elle s’ennorgueillit s’est faite au prix de la persécution des minorités.
Quand le souci de la vérité l’emportera-t-il sur un aveuglement si tenace qu’il semble consubstantiel à l’histoire de notre pays ?

Au fond, c’est peut-être cela que notre génération attend d’un écrivain : la capacité d’endurer le vrai. Cela ne va pas sans ruses ni détours. Il ne s’agit pas de dénoncer, mais d’énoncer. Ni d’interpréter, mais de réfléchir. A condition d’ajouter que les miroirs sont déformants, les apparences nécessaires, et que l’art du roman consiste moins à dévoiler qu’à révéler - à re-voiler - ce qu’il veut montrer.
Le défi lancé par l’arpenteur de Kafka, le consul de Lowry, le hussard de Giono et les clochards de Beckett, c’est d’inventer un réel à leur mesure. Nos pères se demandaient comment écrire après Auschwitz, Dresde, Hiroshima. Ne valait-il pas mieux se taire ? disaient-ils. Leurs silences furent bavards. Nous ne les en aimions que plus. Aujourd’hui, les fils héritent d’une tâche redoutable : celle de rendre compte d’un monde déserté par les héros et par les dieux. Chacun bricole dans son coin : une morale portative, une esthétique provisoire, une métaphysique de poche. Et la nostalgie revient, poignante, d’un âge d’or où l’écriture offrait, comme le cinéma de Renoir, un monde accordé à notre regard. À supposer qu’une telle chose fut possible - la réconciliation du Vrai et du Beau -, restent à trouver le langage, les cadences, la musique qui les feraient danser. Un imparfait du subjonctif est affaire de morale.

Ce numéro de Gulliver propose un voyage. Nul ne s’en étonnera. Les contrées qu’il explore, nous les avons citées : elles appartiennent à notre passé. Il faut en ajouter d’autres, comme la musique, la tristesse, l’intimité, les femmes. Il sera toujours temps de descendre avec Antoine Blondin les fleuves impassibles, de se glisser à pas de loup dans le Paris nocturne d’André Hardellet, de parcourir la route des Flandres en compagnie d’Octave Mirbeau. Et de tirer au passage notre chapeau aux saints patrons de la corporation. Salut à Stevenson et au sens de l’aventure. Salut à Dabit, poing serré. Salut à Miller, tendre mythomane. Salut à Ferlinghetti et à son manifeste. Placés sous leur protection, des écrivains déjà confirmés et d’autres moins connus apportent avec eux les couleurs du temps, sans lesquelles Gulliver ne serait qu’une anthologie.

Enfin, si le paradoxe patriotique devait s’incarner sous les traits d’un contemporain, sans doute emprunterait-il son visage à Anton Shammas.

Olivier Cohen