Un Autre Soleil

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Elle avait une robe de soie écarlate avec des grelots d’argent aux manches. Un voile orangé, tombé de ses cheveux, couvrait ses jambes et ses chevilles nues. Elle était couchée par terre, recroquevillée. Les gens avaient accouru de partout, chargés de sacs, pour la regarder. Et moi, là-haut, au parapet de la seconde galerie, je me penchais comme tous les autres vers ce corps inanimé. J’étais sûrement le seul à reconnaître les vêtements de fête de la cour de Pandajar, ce royaume disparu dont il ne restait rien d’autre que les miniatures peintes sur lesquelles j’avais travaillé une année entière au lycée, dans l’atelier du soir de Monsieur Bazire. J’ai dévalé le grand escalator qui traversait la verrière du centre commercial des Trois Platanes, dans le clignotement des sapins de Noël, et j’ai fendu la foule pour m’en approcher alors qu’elle reprenait ses esprits. Je l’ai reconnue. Son regard a croisé le mien. Elle aussi, j’étais certain qu’elle me reconnaissait.
– Karan !

– Hugo ! C’est Monsieur Bazire au téléphone, il voudrait te parler !
Hugo referma son journal du sommeil, où il venait de consigner son dernier rêve ; il avait encore rêvé d’elle.
– Allô, Hugo ?
– Oui ? Monsieur, il faut que je vous dise…
– Ecoute-moi très attentivement, le coupa-t-il, il va se passer quelque chose, je le sens ! Retrouve-moi dans une heure à la verrière du centre commercial des Trois Platanes !
– Pourquoi ? Je…
– Fais-moi confiance, tu ne seras pas déçu !

Le bruit. Comme le grondement du tonnerre. Des cris de surprise. L’affolement de la foule autour d’elle. La chaleur. Une chaleur dense, étouffante… La chaleur de centaines d’Etres Humains regroupés en un même lieu. Leurs odeurs aussi. Des odeurs, tellement différentes… Le sol, dur et froid. Son inconfortable position.
Ça a marché. C’est la première chose qu’elle pensa. Elle savait que tout avait changé, elle le ressentait au plus profond de son être. Elle avait peur. Peur de quoi ? Peur de ce qui allait arriver ? Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle avait peur. Tant de choses dépendaient de ce qu’elle allait bientôt faire… ou ne pas faire.
Elle ouvrit les yeux. Pour les refermer aussitôt. Imperceptible battement de paupières perdu dans l’océan humain et son flot d’interrogations. Elle rouvrit les yeux. La lumière. Une intensité presque surnaturelle. Elle émanait de partout, comme par magie. Les gens. Elle ne vit d’abord que leurs longues jambes raides aux pieds étranges. Elle se retourna sur le dos et referma immédiatement les yeux, éblouie par la lumière omniprésente.
Mais où était-elle donc ? Avant de l’envoyer, Ramesh l’avait prévenue que ce monde serait différent du sien... Mais à ce point-là ? Elle commençait à regretter sa décision d’accomplir elle-même cette mission lorsqu’elle le vit. C’était lui, elle en était sûre. Il était plus vieux d’une bonne quinzaine d’années, mais c’était lui. Il était le seul qui ressortait de cette effrayante masse humaine. Le seul qui n’était pas à sa place dans ce monde étrange.
– Karan !

Ses derniers doutes quant à son identité s’envolèrent dès qu’il entendit sa voix de cristal l’appeler. Après toutes ces années à la voir en rêve ! Enfin il la rencontrait pour de vrai ! Hugo avait eu raison d’écouter Monsieur Bazire.
Il ne fut pas surpris lorsqu’elle l’appela « Karan », comme s’il s’agissait de son vrai prénom… En rêve, c’était toujours comme ça qu’elle l’appelait, avec un regard empli de désespoir, comme s’il était le seul qui puisse lui venir en aide…
Hugo fendit la foule compacte pour se rapprocher d’elle. Il la voyait, recroquevillée en position fœtale, à même le sol, lançant des regards apeurés à la foule.
– Laissez-moi passer ! Je la connais, ne vous inquiétez pas ! lança-t-il. Laissez-la respirer, écartez-vous ! Retournez à vos courses…
Il s’agenouilla près d’elle, tandis que la foule s’éloignait sous le regard méfiant et apeuré de la jeune femme. Hugo était surpris d’avoir ainsi ramené l’ordre en donnant une explication à l’inexplicable, en proposant une version des faits plus… rationnelle : elle n’était pas apparue de nulle part mais avait tout simplement perdu connaissance, n’attirant l’attention qu’à cet instant précis. L’événement en lui-même était si grotesque que l’explication du malaise avait convenu à tous. Et ceux qui persisteraient à penser le contraire se tairaient par crainte du ridicule. Quant à son étrange tenue, il y avait un restaurant indien non loin d’ici...
– Qui es-tu ? lui demanda-t-il.
– Je m’appelle Anja.
– Mais encore ?
– Pas ici.
Hugo sentit une main sur son épaule. C’était Monsieur Bazire.
– Venez donc chez moi, tous les deux, nous y serons tranquilles pour parler… Il y a trop de monde ici.

– Qui es-tu ? lui demanda à nouveau Hugo alors qu’ils se rendaient à pied, chez Monsieur Bazire, sous les regards des passants, intrigués par l’allure d’Anja.
Anja ne cessait de lancer des coups d’œil apeurés autour d’elle, embrassant du regard ce monde nouveau, les immeubles, les voitures, le ciel gris chargé de neige… Les gens, auxquels elle renvoyait des regards farouches, masquant sa peur sous des traits agressifs. Elle avait froid. Ramesh aurait dû lui laisser le temps de se changer, plutôt que de l’envoyer en tenue de fête. Finalement, ses yeux noirs se posèrent sur Hugo.
– La question serait plutôt « Qui es-tu toi, Karan ? », répliqua-t-elle.
– Pourquoi « Karan » ? Ce n’est pas un hasard si nous sommes en train de parler là, n’est-ce pas ? Que sais-tu à propos de moi ? Pourquoi est-ce que je te vois en rêves ?
– Je ne peux pas répondre à tes questions... Mais je t’aiderai à découvrir la vérité par toi-même, ajouta-t-elle en voyant sa mine déçue.

Chez Monsieur Bazire, Anja prépara à Hugo une drogue afin qu’il se rappelle des souvenirs inconscients de son enfance. Voyant sa mine perplexe, Monsieur Bazire l’encouragea d’un sourire, et il avala d’un trait le breuvage douteux, les yeux fermés, avec un rictus de dégoût.
Cela ne tarda pas à faire de l’effet : au bout de dix minutes, il était allongé sur le canapé, la tête dans les étoiles et les pieds dans le vide, sous les regards perplexe de Monsieur Bazire et déterminé d’Anja. Le salon se mit doucement à tourner autour de lui, comme une affreuse toupie géante dont il aurait été l’axe de polarité.

A présent, le salon tournait tellement vite qu’il ne distinguait plus rien d’autre qu’une informe valse d’objets où apparaissaient les clignotements multicolores des guirlandes. Le canapé tanguait atrocement, tel un navire pris dans une tempête. Un trou noir se formait au plafond, s’élargissant de plus en plus, couvrant toute la surface du plafond, puis des murs… Soudain, le décor s’inversa littéralement et le jeune homme tomba dans les ténèbres. Il était alors trop détaché de la réalité pour pouvoir maudire Anja et ses drogues…
Hugo ouvrit les yeux. Lumière tamisée. Couleurs chaudes. Trois visages penchés sur lui. Anja, farouche et douce à la fois. Une autre femme, plus vieille, qui lui ressemblait. L’amour dans son regard, un amour inébranlable. Le troisième visage était grave et ridé. En le contemplant, une lueur fière apparaissait dans ses grands yeux noirs.
Cette vision s’éteignit, laissant place à une autre, encore plus mystérieuse. Plus sombre aussi. Hugo devinait beaucoup de violence autour de lui, de l’agitation. Des hommes se battaient. Puis, il vit un vieil homme au visage empli de sagesse. Il regardait Hugo droit dans les yeux. Il sentit alors une force se propager en lui et il se retrouva au centre commercial des Trois Platanes. Hugo sentait que tout avait changé. Un homme assez grand, un peu rondouillard, s’approcha de lui et le prit dans ses bras. Hugo vit son visage se découpant dans la lumière blanche : c’était Monsieur Bazire.
Il se réveilla à ce moment-là, allongé par terre, la tête au pied du sapin de Noël, qu’il voyait à l’envers.
– Tu es ma sœur, n’est-ce pas Anja ? lui demanda Hugo en se relevant.
Sa tête tournait encore, il eut du mal à recouvrer l’équilibre. Finalement, il se laissa tomber dans un fauteuil.
– Oui, je suis ta sœur. Et tu as dû voir nos parents aussi, Karan V et Suhana, roi et reine de Pandajar…
– J’ai vu un vieil homme également et juste après je me suis retrouvé…
– Au centre commercial, où je t’ai trouvé il y a quinze ans aujourd’hui, acheva Monsieur Bazire. Tu avais environ trois ans.
– Nous étions en guerre, expliqua la jeune indienne. Ramesh, l’homme que tu as vu, voulait t’envoyer en lieu sûr. Il n’avait pas prévu que son pouvoir t’enverrait aussi loin… Il m’a envoyé ici pour te ramener, Karan. Notre père est mort. Pandajar n’a plus d’héritier, mais nombreux sont les prétendants au trône. Si je ne te ramène pas, une nouvelle guerre éclatera et causera la perte du royaume.
Anja fixa son jeune frère, le regard plein d’espoir. Visiblement, cela ne l’enchantait pas d’être le prince héritier d’un mythique royaume. Il fixait ses baskets, la tête dans les mains, pensif. Le silence commençait à se faire pesant quand Monsieur Bazire prit la parole :
– Pandajar n’existe plus… Et quoi que l’on fasse, on ne peut pas changer le passé. Si Hugo retourne là-bas, on ne le reconnaîtra pas, ou ses ennemis l’emprisonneront et Pandajar disparaîtra de toute façon. Je suis désolé, Anja.
– Il a raison tu sais, et puis… Je suis bien ici. J’ai une vie, une famille, des projets… Comment veux-tu que je dirige un royaume du Moyen Age alors que j’ai grandi au 21ème siècle ?! Je ne parle même pas l’hindî !
– Si, tu as vécu trois ans à Pandajar avant d’effectuer ton voyage spatio-temporel, expliqua Monsieur Bazire. Ton inconscient s’en souvient, la preuve, Anja et toi le parlez. Tu ne t’en es pas rendu compte ?!
– Et vous ? Pourquoi parlez-vous notre langue ? lui demanda Anja.
– Parce que l’Inde est le pays de mes ancêtres.
– Comment savez-vous tout cela ? Pourquoi est-ce vous qui m’avez trouvé il y a quinze ans, et comment saviez-vous qu’Anja débarquerait du Moyen Age indien aujourd’hui ?
– Parce que tout ceci est écrit, Hugo. Dans les livres que nous avons étudiés ! De toute évidence, lorsque tu retourneras chez toi, Anja, tu raconteras cette histoire, qui traversera alors les siècles jusqu’à nous !
– Non ! Ce n’est pas possible ! répliqua Hugo. Nous sommes libres de nos choix, rien n’est écrit à l’avance !
– Je suis désolée Karan, mais dans ton cas, si, répliqua sa sœur avec douceur. Après cela, elle eut la certitude que jamais il ne voudrait retourner à Pandajar. D’un côté, cela l’arrangeait, car elle ne pouvait les ramener tous les deux : l’un devrait rester ici de toute façon… Mais qu’allait-elle dire à sa mère, et à Ramesh, déjà rongé par la culpabilité ?
– Je ne retournerais pas là-bas, c’est clair ?
– Très bien, soupira Anja… Je ne peux pas te forcer à diriger un royaume.
– Tu m’en veux ?
– Non. Tu es libre de vivre ta vie… Hugo.
Elle avait dit « Hugo » comme si ça lui en coûtait de l’appeler ainsi…
– Quoi qu’il en soit, je suis heureuse de t’avoir revu.
Hugo ne sut pas lui répondre. Il la serra maladroitement dans ses bras, puis lui demanda de « passer le bonjour à maman ». Ça lui fit drôle... De passer le bonjour à une mère d’une époque révolue.
– Dis-lui aussi que je suis désolé pour Pandajar, mais qu’ici j’ai une vie que je ne voudrais abandonner pour rien au monde. Merci de m’avoir laissé le choix, j’apprécie beaucoup.
– Il n’y a pas de quoi… Il faut que j’y aille, conclut la jeune fille, mal à l’aise, après un moment d’hésitation… ou de réflexion.
Elle était sur le point de réussir sa mission… Si proche du but ! Si proche, et pourtant, le doute la gagnait. Elle repensa à cette discussion qu’elle avait eue avec Ramesh juste avant qu’il ne l’envoie ici :
– Tu es vraiment sûre de toi, Anja ? lui avait-il répété. Es-tu consciente des risques que tu prends ? Le simple fait d’effectuer ce voyage comprend des dangers qu’une jeune femme comme toi, aussi courageuse soit-elle, ne devrait jamais prendre. Et même si tu arrives là-bas, peut-être ne retrouveras-tu jamais ton frère dans ce monde étranger à notre peuple… Ce monde où personne ne pourra te venir en aide, ce monde où tu devras passer inaperçue, ce monde où ton jeune frère a été perdu.
– Je suis prête à tout pour assurer la survie de notre peuple ! avait-elle répliqué sans hésiter, avec cette assurance infaillible qui masque en réalité la peur.
– Soit… Ta mission est simple : trouver Karan et le ramener à Pandajar afin qu’il prenne la tête du royaume. S’il est toujours enfant, cela ne devrait pas te poser de problèmes. Mais il se peut aussi que tu le retrouves vieilli : rien ne garanti que je t’envoie tout à fait à la même époque que lui, il se peut qu’il y ait des écarts… S’il est adulte, il aura fait sa vie là-bas, mais tu devras le faire revenir, tu m’entends ? Et puis, tu n’es pas assez puissante pour vous ramener tous les deux… Ton voyage ne se fera que dans un sens.
– Oui, Ramesh… Il reviendra, quoi qu’il en coûte.
Le vieux prêtre, qui cachait habituellement ses sentiments derrière une apparence froide et indifférente, n’avait pas tenté de cacher un sourire en coin. Parce qu’il savait qu’il ne la reverrait jamais. Il s’en voulait de devoir l’envoyer là-bas, mais elle s’était portée volontaire, au grand soulagement d’autres personnes qui auraient dû le faire.
Ramesh l’avait prise dans ses bras, profitant de ce moment d’intimité, alors que les autres festoyaient, puis lui avait déclaré qu’il était fier d’elle, fier de l’aider à accomplir cette mission.
– Il est temps, avait-il solennellement déclaré après ces brèves effusions. Que Vishnu veille sur toi, Anja, fille de Karan V et de Suhana, roi et reine de Pandajar.
Puis, avant même d’avoir eu le temps de faire quoi que ce soit…

Hugo fixa Anja droit dans les yeux. Il saisit sa main ; il la serra très fort dans la sienne. Jusqu’à ce qu’il ne la sente plus. Sa grande sœur du Moyen Age indien était repartie d’où elle venait. La lumière aveuglante qui l’avait enveloppée s’était peu à peu atténuée…
Mais quelque chose avait changé depuis son départ.
Hugo ouvrit les yeux : il était allongé par terre, les bras en croix, au pied de trois dattiers, dans un autre lieu, à une autre époque, sous la lumière d’un autre Soleil.
Les couleurs, les bruits, les odeurs, les choses… L’air lui-même était différent, plus pur, avec une petite touche épicée qui le rendait exotique.

Anja observait les doigts de Monsieur Bazire s’agiter sur le clavier de l’ordinateur. Puis, ses doigts s’arrêtèrent et il attendit un bref instant. Anja tremblait. Elle était en sueur. L’image d’un temple en ruines et une carte de l’Inde apparurent à l’écran, avec un long texte qu’elle ne comprenait pas.
Anja regarda Monsieur Bazire, perplexe. Il lui traduisit ce qui était écrit :
– Royaume de Pandajar, Inde : royaume indien fondé en l’an 953 (d’après les plus anciens textes) et qui s’éteignit en 1126 suite à l’assassinat du prince héritier Karan VI par ses rivaux, alors qu’il revenait d’un mystérieux voyage dont personne ne sut jamais rien.