Une prophétie indienne…

Nouvelle écrite par Clémence Louvet, 2nde au CFA Montigny, Montigny le Bretonneux, (78)

Une prophétie indienne…

Quand cette fameuse histoire lui arriva, Anna savait depuis au moins un an et demi que le dernier rayon de la bibliothèque de sa grand-mère, à Paris, ouvrait directement, quand on écartait les livres, sur la petite place du marché de Shalingappa dans le sud de l’Inde. Mais Anna n’aimait pas l’aventure, comme son inséparable amie Gabrielle dont le fait le plus héroïque était de sortir la tête de sa carapace, une ou deux fois par jour, pour affronter le monde et manger des endives. De temps en temps, pourtant, traversant la pièce, Anna osait glisser le nez entre les livres et sentir avec délices le parfum moite du safran ou écouter battre la pluie de mousson. Ses lunettes en sortaient tout embuées.

Pourtant, ce matin-là, en écartant deux volumes de la bibliothèque, en y glissant un petit bout de son nez, les effluves de cannelle, de cumin, de curry mêlées se firent étrangement plus enivrantes qu’à l’ordinaire ; comme une sorte d’invitation grisante, un appel intense émanant du marché. Le cœur d’Anna se mit à battre un peu plus vite, elle inspira un peu fort, les yeux fermés. De toute sa minuscule vie, jamais elle n’avait rien sentit de plus excitant. Les joues en feu, soudain, elle se dépêcha de dégringoler l’escabeau qui lui permettait l’accès au rayon et fila vers la buanderie. Là, elle saisit Gabrielle, quelques endives dans un cageot, deux ou trois autres bricoles et fourra le tout dans un sac à dos.
De toute la force de ses petites jambes elle courut vers la bibliothèque, et, renversant tous les livres sur son passage, elle franchit le rayonnage vers Shalingappa.
Une fois sur la place, Anna s’arrêta tant les émotions la submergeaient. C’était comme un mélange incertain d’appréhension et de joie fébrile, qui fait rosir les joues et percevoir le monde ainsi que l’on ne l’a jamais vu. Tous ces sons, la langue indienne, à la fois gutturale et mélodieuse, le bruit des pieds nus frappant la poussière, les animaux ; ces couleurs, l’ocre, le jaune et le grenat des saris. Curieusement, personne ne semblait l’apercevoir. Personne, sauf un petit garçon, en pantalon bleu foncé, un petit turban de la même couleur enroulé autours de sa tête.
-Salut !
-Salut.
-T’est qui ?
-Anna
-Moi, c’est Rami. Dis donc, tu es drôlement habillée !
-Short, fit Anna en montrant son short ; t-shirt, dit elle en désignant son t-shirt, sac à dos et lunettes.
-Et ça c’est quoi ?
-Gabrielle. Ma meilleure amie.
-Tu viens d’où ?

- Ben, de là ! s’exclama Anna en se retournant.
Mais derrière elle, il n’y avait qu’une grande route, rouge et sableuse qui s’étirait à l’infini à travers les plantations.

-Mais…mais…où est passé la bibliothèque ?

-Alors, si je comprends bien, tu es passée à travers une bibliothèque pour arriver ici ?, résuma Rami

  • Oui, c’est à peu près ça.

-Bon, si tu as réussi à venir, tu dois aussi pouvoir partir, dit le petit garçon qui faisait encore partie de ces enfants dont la logique était à la fois implacable et naïve.

-Donc, il faut que nous cherchions une espèce de porte de sortie, conclut Anna.

-Exactement, et moi, je crois que je sais où nous pourrions la trouver. Dans la maison du Sadou !

Lorsqu’ils entrèrent dans la maison en terre sombre, Anna put distinguer, assis par terre en tailleurs, un vieillard nu à barbe grise, la peau couverte de poussière.
-Il parait que ça fait plus de cent ans qu’il est assis par terre, souffla Rami
En effet, les muscles du Sadou semblaient comme complètement atrophiés à force de n’avoir pas bougés. Ce que l’on remarquait le plus, cependant, c’était ses yeux, d’une profondeur impressionnante, perdus au milieu d’un océan de rides.

-Bonjour, ô Sadou, prononça cérémonieusement le petit garçon, nous avons une question à te poser.

-Parle, répondit le sage d’une voix à la fois rugueuse et douce.

-Est-ce que ta bibliothèque est magique ?

-Oui, assurément. Ma bibliothèque que tu vois le long du mur est habitée d’un charme supérieur et extrêmement puissant : celui des mots.

- Mais les mots peuvent-ils ramener Anna en France, à Paris ?

-Selon certaines croyances indienne, commença le sadou, Il y a bien longtemps, bien avant votre naissance à tous les deux, l’Inde était prospère car la mousson abondante. Le riz poussait dru et les hommes louaient les dieux en leur apportant des offrandes généreuses. Cependant, dans l’ombre, Shiva-la-Zizanie s’ennuyait. Mesquine, elle jeta le doute dans le cœur des hommes, et ceux-ci se détournèrent de leurs devoirs envers les divinités. Ganesh-le-Roi, courroucé d’un tel dédain, décida de punir les impies en retardant les moussons grâce à une malédiction bien connue ici :

« A cause de vous, de votre égoïsme, à cause de vos agissements, et parce que vous vous êtes détournés de vos créateurs, soyez honnis, vous et vos descendants, jusqu’à la millième génération, jusqu’à ce que les Dieux vous pardonnent, si jamais ils peuvent encore pardonner votre ingratitude. »
Cette année-là, le riz dessécha puis une grande famine s’abattit sur notre pays. Au fil du temps, cela alla de mal en pis ; chaque année qui passe est une année de désespoir, de désolation tandis que les gens souffrent dans leur corps et dans leur cœur.

-Pourtant, souffla Anna, quand je passais la tête à travers les rayonnages, je voyais les pluies chaudes s’abattre sur le village et vous rire et danser. Pourquoi n’ai-je pas vu ce mal dont vous parlez ?
-Parce que c’est un mal caché, insidieux qui ronge les âmes. La seule arme dont nous disposons, c’est la joie, quand bien même la mousson tardive compromet les récoltes.
-Là n’est pas la question, les interrompit Rami, moi, je mange et je joue, ça me suffit, alors qu’Anna, elle ne sait même pas comment rentrer chez elle. Sa Grand-Mère va s’inquiéter. Tu as dis que tes livres avaient un pouvoir, utilise-le !
-Patience, mon garçon, patience, et écoute donc : n’entends tu pas le souffle du vent, le murmure de la terre ? N’entends tu pas qu’ils te chuchotent que les choses sont immuables ? Si Anna est ici, c’est que les Dieux l’on voulu ainsi. Une prophétie indienne prédit d’ailleurs qu’un jour une âme innocente viendra délivrer l’Inde de ses maux. Mon garçon, va donc me chercher le parchemin gris, là-haut, sur l’étagère.
Rami se leva, comme un peu à contrecœur car n’était plus si certain de la sagesse du vieil homme et doutait sérieusement qu’il soit encore capable d’une quelconque magie. Il lui sembla même que celui-ci prenait un malin plaisir à mettre son impatience à l’épreuve en racontant ces légendes. Cependant, parce qu’il avait appris à obéir aux anciens quoi que fussent leurs fantaisies, il se percha sur la pointe des pieds afin de saisir le fameux parchemin.
Quand il fut revenu, le Sadou étala le rouleau sur ses genoux.
-Quelle drôle écriture ! s’exclama Anna
-C’est de l’hindi ancien, expliqua le sage. Voici donc la prophétie :
« Qu’elle vienne l’Innocence de Cristal au Lotus Centenaire, avec l’Ecaille d’Emeraude par qui seront détruits les mots, alors la Guerrière sera vaincue. »
Il me semble probable que l’Innocence de Cristal soit Anna…
- Dans ce cas, le Lotus Centenaire, c’est vous !
- Ainsi donc la Guerrière serait la déesse… mais que pourrait être cette écaille d’émeraude ? Quelle chose avec des écailles pourrait détruire les mots ? Et quels mots ?
-Je crois que je sais, avança Rami qui s’était tu jusqu’alors, a mon avis, Gabrielle doit manger la malédiction.

Après avoir sorti Gabrielle de son sac à dos, Anna la posa devant elle sur le sol de terre battue.
-Voila Gabrielle. C’est ma tortue. Elle est très timide donc il ne faut pas lui faire peur, sinon elle ne voudra pas coopérer.
-Penses-tu qu’elle sera capable de manger du papier ?, s’enquit le Sadou.
- Je ne sais pas, d’habitude, Gabrielle n’aime que les endives. Ce sont les feuilles d’une plante blanche. Je peux vous montrer ce que c’est, regardez !
Ce disant, Anna en extirpa une poignée de son sac. Le Sage prit alors une sorte de bâtonnet en roseau avec de l’encre brune puis il entreprit d’écrire la malédiction au creux de l’une des feuilles.
-Voila, dit il au bout d’un moment, il ne suffit plus que cet animal accepte de manger la feuille. Après, Anna pourra rentrer chez elle puisque la prophétie aura été accomplie.
Cependant, Gabrielle avait bien du mal à se décider à sortir ses petites pattes de sa carapace. Que de voix ! Et que d’odeurs inaccoutumées ! A vrai dire elle se sentait un peu déstabilisée. Mais aussi, pour une rare fois, curieuse de voir à quoi ressemblait vraiment ce drôle de monde qui l’entourait, elle esquissa la sortie du bout de sa tête et aperçut devant elle un tas d’endives. Aussitôt, elle fut complètement rassurée, et, sentant comme une impression de faim à au fond d’elle-même, elle extirpa entièrement sa tête afin de dévorer la salade.
Quelques secondes après qu’elle eut finit de manger, d’énormes nuages gris s’amoncelèrent au dessus de Shaligappa, et cette année, la mousson s’abattit en temps voulu sur l’Inde.

Dehors, les gens sortirent des maisons. Les enfants couraient en riant sous la pluie, sautant allègrement dans les flaques tandis que les adultes criaient de bonheur en préparant les outils pour la saison qui s’annonçait généreuse. Anna et Rami, sur le pas de la porte se regardèrent tout émus.
-Tu restes ?
-Non, maintenant que tout est résolu, il faut que je rentre chez Grand-mère, elle doit m’attendre pour le dîner.
- Tu m’oublieras pas, dis ?
-Comment pourrais-je vous oublier ? Etre la petite fille d’une prédiction… ça n’arrive pas tous les jours ! Tu vois, avant, je n’aimais pas l’aventure parce que je croyais que c’était plonger dans l’inconnu et se retrouver seule, alors je mettais ma main devant mes yeux mais je me sentais un peu coupable.
- Finalement, tu t’en es bien sortie pour quelqu’un à qui l’aventure faisait peur ! , conclut Rami, tu reviendras un jour à Shalingappa ?
-Je reviendrai quand je serai grande, promis.
Anna sourit. Aujourd’hui, elle avait gagné deux amis : un petit hindou de son âge ainsi qu’un vieux sage. Elle se retourna vers la bibliothèque, ramassa Gabrielle qui somnolait, enfin jeta un dernier coup d’œil sur le Sadou. Extraordinaire Vieillard ! Toujours assis, il avait fermé les yeux, un sourire léger flottant délicatement sur son visage apaisé. Rami lui fit un signe de la main, et Anna enjamba les livres.

Ainsi, puisque le dessein des Dieux avait été accomplit, le passage se referma pour toujours. Dans sa chambre claire, Anna sortit Gabrielle du sac, la déposa sur son lit où elle s’allongea elle aussi. Elle avait encore la tête pleine du souvenir presque irréel de ce parfum indien enivrant.
A Paris, de sa fenêtre, elle voyait la pluie tomber comme elle n’était jamais tombée sur la capitale. Et ses lunettes doucement s’embuèrent.