Vincent Hein, Pékin, le 27 août 2010

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Il est 23h30 et je suis chez moi, à Pékin, dans l’appartement que je loue à Yang Guang Shang Dong. Je viens de voir à la télévision, les images de ces femmes, de ces enfants et de ces hommes qui n’ont rien, dont on ne veut pas et que la France expulse. Sur internet, je lis le titre du Figaro qui claque comme une porte refermée avec colère : « Roms : deux Français sur trois approuvent le gouvernement. » Je suis las, un peu découragé et triste par tant de mauvaiseté, d’ignorance, d’injustice et de bassesse. Ecœuré de voir ce pays – mon pays - que j’aime d’instinct et viscéralement, trahir ses idées d’égalité, d’accueil, d’assistance, de partage et s’enfoncer dans le déclin des sentiments, dans l’amertume, dans la peur de l’autre et des ailleurs, dans l’égoïsme et dans l’individualisme le plus abjecte.

A la question « Où êtes-vous ? », j’ai envie de répondre ce soir : « Je suis, bien malheureusement, dans d’autres temps ». Je ne veux pas parler des heures terribles de la Seconde Guerre mondiale et de son cortège de déportations et de génocides, parce que je trouve la comparaison déplacée. Je dirais que je suis, que nous sommes, dans les prémices d’un monde où le voyage est déjà stigmatisé, où les visas, lorsqu’ils sont encore délivrés, sont collés à contrecœur, sur les pages de passeports bavards et qui, bientôt, chuchoteront à l’oreille de la première flicaille venue toute l’intimité de nos vies. Nous sommes à l’aube d’un monde réservé aux sédentaires, aux pétochards, aux incultes, aux moins curieux.

Dans L’Usage du Monde, Nicolas Bouvier nous donne à lire ces quelques mots que Thierry Vernet lui envoie de Travnik : « […] Ce soir, j’ai été boire un coup sous les acacias pour écouter les Tziganes qui se surpassaient. Sur le chemin du retour, j’ai acheté une grosse pâte d’amande, rose et huileuse. L’Orient quoi ! ». 
 
« L’Orient quoi ! », comme j’aime cette dernière phrase, avec son point d’exclamation dressé en direction de la vie. Comme j’aime la générosité, la curiosité, la joie de découvrir et de partager qu’elle dispense. Songez comme cette petite lettre contient de l’été, de la jeunesse, de l’enthousiasme et du « possible »... 


On aura beau me dire que les Roms ne sont pas des Gitans, que les Gitans ne sont pas des Manouches, que les Roumains ne sont pas des Serbes, que les Serbes, les Bulgares, les Hongrois ne sont pas des Chinois… Que sais-je ? On aura beau m’expliquer toutes les sinistres « raisons de l’Etat », on aura beau me resservir cette phrase un peu tiède de Michel Rocard - sortie de son contexte d’ailleurs - qui expliquait que la France n’était pas capable d’accueillir toute la misère du monde… On aura beau faire et tout me raconter, je choisirai toujours les violons Tziganes, l’ombre des acacias, la littérature de Thierry Vernet et celle de Nicolas Bouvier et je choisirai toujours de prendre la défense de cette petite fille de trois ans - que je viens de voir au journal du soir - avec ses grands yeux tristes comme des lunes noires, perdus, mangés par l’angoisse de se voir raccompagner aux frontières, entre deux policiers, comme la dernière des malfaisantes.
Sébastien Lapaque nous rappelle dans Au hasard et souvent, ce que Fernando Pessoa, à l’époque regrettait déjà (d’après Livro do Desassossego, Assirio &Alvim 2006) : « […] De nos jours, le monde appartient aux imbéciles, aux cœurs secs et aux agités. Le droit de vivre et de triompher s’acquiert aujourd’hui par les mêmes moyens que s’obtient un internement à l’asile : l’incapacité de penser, l’amoralité et l’hyperexcitation. » Que peut-on dire de plus ?

Vincent Hein