Témoignage : Patrick Favaro revient sur son festival 2010

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J’aime Saint-Malo.
J’aime le festival Étonnants Voyageurs.
J’aime la place que ce festival accorde à la Littérature destinée à l’Enfance et à la Jeunesse. C’est une des très rares occasions où, au cœur d’une manifestation littéraire et cinématographique ouverte à tous les publics, un formidable coup de projecteur éclaire un genre qui ne jouit pas toujours — il faut bien en faire le constat — de beaucoup de considération auprès des lecteurs adultes.
La preuve de ce que j’avance ? Lors de l’enregistrement de l’excellente émission d’Emmanuel Khérad, La librairie francophone, à laquelle j’ai participé durant ce festival 2010, le libraire qui a présenté à l’antenne mon nouveau roman, Mahout, a déclaré que celui-ci le réconciliait avec une littérature pour la Jeunesse qu’il n’avait jusqu’alors jamais tenu en très haute estime. Je suis bien entendu sensible à l’hommage, mais le constat qui l’assortit m’attriste. Il me semble que se manifeste là, une fois de plus, une confusion entre livre pour la Jeunesse et littérature pour la Jeunesse. Ferait-on le même amalgame à propos de la littérature générale ? Oserait-on prétendre qu’elle est, dans son ensemble, affligeante parce qu’on y trouve des textes produits à la chaîne pour des publics ciblés et écrits par des plumes mercenaires, des pseudos-romans signés par des célébrités télévisuelles qui n’ont que rarement ouvert un livre ? Non, cela ne viendrait à l’idée de personne de mettre dans la même chaloupe des auteurs véritables et les tâcherons qui novélisent les dernières séries télés à la mode. Pourquoi réserverait-on un autre sort à ceux qui écrivent pour les jeunes lecteurs ?
On pourrait être tenté de croire que cette anecdote n’est pas des plus significatives. Il est vrai qu’une quantité non négligeable d’enseignants, de bibliothécaires et de professionnels de l’enfance, mais aussi de parents, accordent un profond intérêt aux romans, albums et documentaires destinés aux enfants et aux jeunes. Mais ne le font-ils pas le plus souvent parce qu’ils sont davantage concernés par ce public-là plus que par les œuvres qui leurs sont destinées ? Je ne voudrais qu’on se méprenne et que ceux qui, justement, montrent un véritable intérêt littéraire pour ces œuvres se sentent déconsidérés par mes propos ; je connais en effet bon nombres de passionnés authentiques en ce domaine, mais ils sont loin de représenter la majorité des lecteurs, hélas !
Quand un adulte ouvre un livre pour la Jeunesse c’est le plus souvent par intérêt professionnel ou parental plutôt que par intérêt littéraire, même si pour l’album illustré cette constatation mériterait d’être nuancée mais cela est-il sans doute dû davantage à l’image qu’au texte. Or la conséquence qu’induit cette situation est une instrumentalisation pédagogique, parentale, éducative voire thérapeutique de ce qui s’écrit pour la Jeunesse et marginalise d’autant la littérature véritable dans ce registre.
Libraires, bibliothécaires, ou même auteurs et illustrateurs en dédicace, tous nous avons entendu à un moment ou à un autre quelqu’un nous demander un livre pour un enfant qui a peur du noir, pour un adolescent mal dans sa peau ou pire encore : pour un jeune qui n’aime pas lire ! Ce dont ces jeunes-là savent bien se venger en se ruant sur les séries (celles où les vampires font des excès d’hémoglobine en particulier) dont l’ambition est avant tout le divertissement (et le profit).

Au cœur de la manifestation Étonnants Voyageurs, le volet Jeunesse voulu par Michel Le Bris et animé par Jean-Luc Fromental et Agathe du Bouäys échappe en tous points à ces deux boulets que sont le manque de considération et l’instrumentalisation. Les romans, les albums pour la Jeunesse qu’on y présente le sont au titre d’authentiques créations littéraires, à part entière. Les auteurs invités y sont considérés comme des auteurs, à part entière, eux aussi. Pour cette édition 2010, Lian Hearn y était reçue avec les mêmes égards qu’un Frankétienne. On y exposait tout autant Evguéni Iakovlev que Mervin Peake ou Martin Jarrie.
Il n’est d’ailleurs pas innocent de remarquer combien la frontière est artificielle pour nombre de ceux qui écrivent et illustrent pour la jeunesse et les autres, et comment Étonnants Voyageurs sait s’en affranchir. Un exemple. Pour le débat « Enfants au cœur du chaos », les trois auteurs réunis autour d’Anne Chevrel : Alain Manbanckou, James Noël et moi-même, portaient tous la double casquette d’auteur écrivant pour les uns (les grands) et les autres (les petits).

Dans le hall du Palais du grand large, alors que je tentais avec quelque difficulté de me frayer un chemin parmi la foule de collégiens qui se pressaient là, j’entendis un de ces adolescents murmurer à son voisin : « Ouah ! on se croirait au festival de Cannes. » Et l’autre de lui répondre : « C’est mieux : à Cannes, on te laisserait jamais entrer ! »
Un très bon résumé de ce qui se passe à Saint-Malo en particulier durant les deux journées consacrées aux collégiens et aux lycéens : une manifestation qui met la littérature sous le feu des projecteurs, tout en rendant accessibles et proches ceux qui la font. C’est bien de ces deux articulations dont la littérature pour la Jeunesse a un besoin urgent et manifeste. L’une ne peut aller sans l’autre aujourd’hui pour convaincre de son intérêt, de sa nécessité, de sa qualité.
Curieusement, c’est aussi du côté des auteurs qui œuvrent pour la Jeunesse que ce travail de persuasion reste à faire. J’ai entendu certains de mes collègues émettre quelques critiques (amicales mais néanmoins affirmées) quant à la nature des rencontres programmées avec le public des collégiens et des lycéens. Certains souhaitaient rencontrer des classes sans l’intermédiaire d’un animateur pour le débat, ne pas être associé à un autre auteur durant les différents cafés littéraires. Ou encore, regrettaient-ils qu’il y ait eu une thématique pour leurs rencontres avec le public.
Mais pourquoi donc vouloir un autre traitement que celui dont bénéficient tous les autres auteurs présents durant le festival ? Pourquoi vouloir précisément, dans un cadre aussi unique que celui de ce festival, reproduire ce qui est le lot habituel, ou presque, de l’auteur pour la Jeunesse ? Pourquoi vouloir s’en tenir à ce qui se passe si souvent par ailleurs dans les rencontres en milieu scolaire, où l’auteur invité dans un établissement n’est bien trop souvent considéré que comme un adjuvant pédagogique, ou un ultime recours au désintérêt pour la lecture que montrent les jeunes ?
Débattre autour d’un thème nous oblige, nous auteurs, à offrir au public non une exhibition mais bien une réflexion partagée, vivante, en cours. La présence d’un animateur pour ces débats comme Anne Chevrel, Christelle Capo-Chichi et bien sûr Jean-Luc Fromental, est aussi essentielle parce qu’elle offre une mise en perspective de notre propos, et parce qu’elle est la preuve vivante et chaleureuse qu’un lecteur adulte peut porter attention à des livres qui sont destinés à une autre tranche d’âge que la sienne. Enfin, se présenter devant des classes en compagnie d’un autre auteur, c’est faire la démonstration qu’il existe bel et bien une bibliodiversité dans le monde des livres alors qu’un certain système marchand voudrait nous imposer le contraire. Et que cette confrontation de points de vue est riche ! Riche parce que l’autre peut suivre un chemin qui vous est familier, parce que vous le sentez fraternel dans sa démarche, et que vous êtes ainsi encouragé à approfondir plus avant vos dires, comme j’ai pu l’expérimenter avec David Fauquemberg. Ou bien stimulante parce que tout dans sa pratique vous oppose, et qu’un respect réciproque naît de cette différence-là, comme ce fut le cas avec Olivier Page.
C’est pour toutes ces raisons que j’aime la façon dont la Littérature destinée à l’Enfance et à la Jeunesse trouve sa place dans cette superbe manifestation. Pour toutes ces raisons que j’aime le festival Étonnants Voyageurs. Pour toutes ces raisons que j’aime Saint-Malo.
Et qu’il me plaît de le faire savoir bien haut.

Patrice Favaro

Patrice Favaro et David Fauquemberg lors d’une rencontre avec les lycéens
© Gaël Le Ny