L’édito de Michel Le Bris

Quelle littérature pour demain ?

Ils viennent du Japon, d’Inde, de Chine, du Sri Lanka, d’Afrique, des deux Amériques, d’Europe, des mégapoles de Bombay, d’Istambul, de Londres ou de Rio, du désert de Lybie, comme d’Amazonie : un raz-de-marée, bousculant repères et certitudes, imposant de nouvelles lignes de partage.

affiche du festival 2005

C’est à un extraordinaire voyage que nous vous invitons, cette année : à l’échelle de la planète, à travers les œuvres de 37 jeunes écrivains, à la découverte de la littérature de demain. Qui est bien sûr, celle déjà d’aujourd’hui - et avec quelle force ! l’année que nous venons de passer en lecteurs forcenés aura été exaltante, propre à balayer bien des idées noires, et redonner confiance à ceux qui trop vite voulaient croire, jugeant à la seule aune de nos mœurs parisiennes, la littérature défunte, tuée par les communiquants. Formidablement vivante, au contraire, nous est-elle apparue dans notre tour du monde, diverse, colorée, inventive ! Et ce qui nous a fascinés, bien sûr, nous a enthousiasmé, est cette sensation, tout au long, qu’à travers elle se disait enfin le monde. D’aujourd’hui. Avec ses rythmes, son énergie, ses langages vrais. Métissée, colorée, polyglotte, où se brassent, se télescopent, se heurtent les cultures des cinq continents.

Toho-bohu planétaire
Le plus grand écrivain néerlandais vivant, de l’avis unanime est… marocain d’origine, Abdelkader Benali, dont le dernier roman, écrit en néerlandais, a été salué comme, tout simplement « sublime ». On disait la littérature allemande quelque
peu éteinte, écrasée sous le poids d’une génération de géants ?
On la découvre en pleine renaissance. Mais ses auteurs phares sont d’origine... irakienne (Sherko Fatah), croate (Marica Bodrozic), turque (Feridun Zeimoglu), russe (Vladimir Kaminer), hongroise (Zsuzska Bank). Évoquez Londres aujourd’hui,
et vous réunissez Ma Jian (Chine), Akhil Sharma (Inde), Hari Kunzru (Inde), Romesh Gunesekera (Sri Lanka), Kazuo Ishiguro (Japon), Monica Ali (Pakistan), Zadie Smith (anglojamaïcaine) — et vous trouverez le même tumulte, le même
télescopage de cultures à Toronto ou à New York. Transfuges, immigrés, nomades, nés dans une culture que les hasards de l’histoire ou la volonté personnelle ont fait
abandonner pour vivre dans une autre, déchirés entre leurs communautés, en équilibre instable entre les traditions dont ils se séparent et les libertés individuelles que promet notre civilisation, écrivant dans une langue autre que leur langue
maternelle, « hommes traduits », pour reprendre l’expression de Salman Rushdie, « bâtards internationaux nés dans un endroit et qui décident de vivre dans un autre, qui passent leur vie entière à se battre pour retrouver leur patrie ou la faire » selon le Sri Lankais Michael Ondaatje, tous ces auteurs apparaissent tout à la fois comme les créateurs et les produits d’un nouvel ordre international.

Tous les enfants de Salman Rushidie
Un séisme dont les craquements avant-coureurs avaient commencé à se faire sentir au tournant des années 80-90, à Londres et Toronto. Avec le surgissement à grand fracas d’une nouvelle génération d’écrivains : Salman Rushdie, Kazuo Ishiguro, Ben Okri, V.S. Naipaul, Hanif Kureishi, Michael Ondaatje, Neil Bissoondath, Bharati Mukherjee, Anita Desaï. Carlos Fuentes ne s’y était pas trompé qui avait aussitôt vu dans ces auteurs « les messagers, les hérauts de ce que sera la littérature du 21e siècle ». Et nous-mêmes l’avions à l’époque souligné, suscitant maintes polémiques dans le milieu littéraire français — très exactement en 1993, dans un numéro de la revue Gulliver que nous avions créée parallèlement à Etonnants Voyageurs et qui portait comme titre « World Fiction »…
Dix ans après : un raz de marée. La confirmation que nous avions vu juste. Et quelques lignes de force, à souligner, propres peut-être à surprendre.

La première : l’occidentalisation du monde est faite. Tous ces jeunes écrivains se revendiquent du monde entier, ont lu toute la littérature mondiale, et particulièrement les littératures européennes ou américaines, ne citent que très rarement dans leurs influences des auteurs nationaux, mais bien plutôt le rock, parfois la science-fiction comme langage commun planétaire. Pankaj Mishra : « Culturellement parlant, l’Inde est bien plus dépendante de l’Ouest aujourd’hui qu’hier. La faction nationaliste qui s’est détachée du mouvement pour l’indépendance est pratiquement laminée. J’appartiens à une génération “globalisée” et j’ai grandi pour l’essentiel avec la littérature russe et européenne. J’écris pour les gens qui ont lu les mêmes livres que moi, Flaubert, Tourgueniev et Tchekhov par exemple, à travers lesquels je me suis formé ».

La deuxième : l’universel télescopage culturel. Le télescopage des identités est un thème récurrent. Partout, et pas seulement de la part des écrivains exilés : ainsi, la nouvelle littérature hindoue balayant bien des clichés, nous donne à percevoir le formidable accouchement, là-bas, de la modernité. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’un idéal, ou d’une mode « United Colors of Benetton » ; ce que nous disent tous ces livres est d’abord une douleur. Et nous démontrent la puissance de la littérature à surmonter cette douleur par des oeuvres — autrement dit de faire naître du chaos une forme, d’inventer vaille que vaille, à travers elle, une possibilité d’habiter le monde. Et c’est bien sûr ce qui donne à ces oeuvres leur urgence, leur nécessité.

La troisième : cette occidentalisation du monde est à double détente. Car dès lors que le monde absorbe l’Occident, il le digère, le dissout, le transforme par un processus continu d’hybridations multiples. Bref : ce qui ressort de cette prodigieuse absorption n’est plus l’Occident initial, mais une irisation de figures nouvelles. Autrement dit, ce à quoi nous assistons, est le processus d’enfantement de quelque chose de neuf : la naissance d’une littérature monde. Non pas uniforme comme pourraient le craindre les chagrins, mais infiniment diverse, au contraire.

Et c’est, pensons-nous, la meilleure des nouvelles