Nouveau Monde

Thomas MIQUEL, en terminale au Lycée La Merci, Montpellier (34), classé 5ème de l’académie de Montpellier

Nouveau Monde

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
« Je ne m’appelle pas. Comment pourrais-je avoir un nom, moi qui ne suis même pas ? »
Dans la pénombre, Victor vit que la silhouette était une femme aux longs cheveux qui camouflaient un visage qu’il devinait fin mais marqué.
« Je n’ai pas souvenir de t’avoir déjà vu, dit-il. Qui es-tu ? D’où viens-tu ? »
« L’essence même de ma vie –si abstraite soit-elle- est un humain, un de tes semblables. Mon « créateur ». C’est à cause de lui que je suis, sans toutefois exister réellement. Et toi, à en juger par ton attirail, ton filet, ta besace, tu es chasseur de rêves. Je t’ai aperçu lors de mon envol céleste. »
« Ton envol céleste ? Sois plus claire, je ne comprends rien de ce que tu me chantes. »
« Je fais partie d’un tout autre univers que le tien, un univers que tu connais bien, puisque tu en as fait ton gagne-pain. »
Devant l’air perplexe de Victor, elle s’écria : « Mais enfin, tu ne comprends pas, je sors tout droit d’un rêve ! »
Cette révélation claqua comme un coup porté à Victor, qui recula, effrayé. Il tressaillit. Le vent fit valser sa sacoche, dont s’échappa le petit rêve bleu fraîchement capturé, qui s’envola librement en direction du ciel.
Le garçon fixa un instant sa besace vide, et éclata en sanglots. La femme enlaça tendrement Victor, dans l’espoir de calmer ses pleurs. Le garçon la regarda attentivement : le vent et la clarté lunaire s’engouffraient entre les mèches couvrant son front. C’était une très belle femme dont les premières rides commençaient à naître. Sur ce visage, il croyait lire la trace d’un malaise contenu, d’une douleur dissimulée. Une entaille au coin de sa lèvre inférieure attira l’attention de Victor, qui regarda la femme d’un air interrogateur. Gênée, celle-ci reprit :
« Allez, arrête … »
« Comment ne pas pleurer, alors que mon mince salaire s’est envolé ? Comment mangerai-je demain ? Que dira monsieur Paul ? Me renverra-t-il ? Tu m’as fait perdre assez de temps. Va-t’en ! Le jour se lève, ma chasse est fichue. »
« Ne te fais aucun souci, allons ensemble trouver ce monsieur Paul, qui te fait si peur, et nous lui expliquerons le petit incident. Je suis sûre que nous trouverons une solution. »
Victor sécha ses larmes, de sa manche de tissu rapiécé et passa la main dans ses cheveux bouclés.
« Tout va bien. Nous nous arrangerons avec monsieur Paul, te dis-je. Conduis-moi chez lui. »
Elle avait dans la voix un soupçon d’impatience.

De toit en toit, ils se mirent à traverser la ville. Au fil de la conversation, la curiosité de Victor avait été aiguisée, et il voulut en savoir davantage…
« Comment peut-on sortir d’un rêve ? J’ai toujours cru que c’était impossible. »
« Ecoute, dit-elle. Chaque rêve est une marionnette qui obéit un temps aux ordres de l’inconscient de celui qui dort, avant de monter vers les constellations éternelles. Je fus rêvée cette nuit même. Drapée de vapeur rouge, je quittais l’esprit de mon rêveur, accompagnée de l’homme grand et voûté qui partageait avec moi le rêve. Il m’assura que nous partions pour le « Panthéon des songes »... Il semblait bien renseigné pour quelqu’un né de la dernière nuit. Il paraissait mystérieux et inquiétant et je me mis à l’écart. Soudain, une forte lumière éclaira la fumée et je pus voir distinctement que l’homme tenait une seringue dans ses mains couvertes de sang, ce même sang qui coulait de ma lèvre. Une secousse. Je perdis l’équilibre et tombai. La voix sombre de l’homme me fit frémir. « Tiens-toi tranquille, ce sont les étoiles filantes qui s’amusent », dit-il. Une fois de plus, je m’étonnai de ses connaissances célestes. Il m’assura sèchement que je n’avais pas à avoir peur, et que rien ne pouvait nous arriver. Il avait tort. La peur de cet être malsain et ensanglanté me terrifiait, et j’essayais tant bien que mal de fuir le regard pervers qui me toisait. Un choc. Une étoile venait de pulvériser l’enveloppe du rêve. Je fus alors emportée par les vents, au dehors. De loin, je vis le rêve se déchirer et se dissoudre. Maintenant, je me sens perdue. Mais j’ai un objectif, un but ultime. L’homme avait essayé de m’injecter, contre mon gré, un puissant élixir. J’étais comme son cobaye. Je dois donc trouver celui qui nous a tous deux rêvés, et le tuer. »
La douce femme se révélait aux yeux de Victor une meurtrière en chasse.
« Tu sais tout, reprit-elle. Maintenant, agissons. »
« Pourquoi tuer l’homme qui t’a créée, enfin je veux dire, ton penseur ? objecta Victor. Pourquoi ne pas t’en aller loin d’ici ? »
« Tu ne comprends pas… L’homme à la seringue est monsieur Paul ! »
Tout se mit en place dans la tête de Victor au moment où elle prononça ce nom. Voilà pourquoi elle insistait tant pour l’accompagner chez son employeur…
Il la coupa net :
« Je ne peux pas t’aider à trouver l’homme que tu cherches. En le tuant, tu me tuerais aussi, je n’aurais plus d’argent pour vivre. »
« Arrête tes complaintes, écoute plutôt ce que je te dis là. Il faut que tu saches que ce rêve n’est qu’une pâle copie de la réalité. En clair, cette nuit, monsieur Paul a songé à un crime qu’il a commis autrefois, et dont je représente la victime. Ce sadique ignore mon existence et je compte bien le prendre par surprise afin de me venger. »
Victor resta un instant perplexe. Monsieur Paul, un assassin ? Il ne le croyait pas, même si celui-ci ne montrait que peu de tendresse envers lui, il avait été son protecteur durant les semaines qui avaient suivi la mort étrange de ses parents. Depuis cette période, Victor travaillait pour cet homme, sans trop se poser de questions.

A l’aube, tous deux étaient réunis devant la porte principale d’un orphelinat.
« C’est ici ? » lança la femme.
« Oui », répondit Victor, tremblant.
« M. Paul travaille ici, ou habite ici ? »
« Les deux à la fois. Il est le directeur de cet orphelinat. J’ai passé un accord avec lui, pour qu’il ne m’y interne pas : je chasse pour lui, et je suis libre d’aller où bon me semble, depuis la mort de mes parents. »
« Je suis désolée, je l’ignorais… »
« Ce n’est pas grave. Entrons, je ne veux pas traîner. »
Une grande ombre sinistre venait de pointer son nez, de l’autre côté de la ruelle. Victor poussa rapidement la porte de la grande bâtisse. Une vieille femme voûtée qui faisait office de secrétaire lui indiqua d’un signe de tête un étroit couloir, qu’ils empruntèrent d’un pas rapide. Ils arrivèrent au bout. A leurs pieds, une trappe. Victor l’ouvrit, passa le premier, et prit bien soin de refermer à clés la trappe, pour ne pas être suivi… Là, ils se retrouvèrent face à une petite porte. Victor entra. Face à lui se tenait monsieur Paul. C’était un grand homme sec, au nez crochu, au crâne coiffé d’épais cheveux gras, et au sourire plus que sournois.
« Alors Victor, cette chasse ? Où sont tous mes petits trésors ? Combien en as-tu ramené ? » se réjouit-il.
« Monsieur, permettez-moi tout d’abord de vous présenter une amie, venue vous rendre visite. »
La femme entra. M. Paul cacha mal son désarroi.
« Que puis-je pour vous Madame…Madame… ? »
Le regardant droit dans les yeux, elle trancha :
« J’ignore mon nom. Peut-être pouvez-vous m’éclairer. Lequel me convient le mieux ? »
« Madame, vous vous moquez…Victor, fais-la sortir sur le champ ! »
« Ecoutez plutôt l’histoire que j’ai à vous raconter. »
Surpris par la volonté de la femme, monsieur Paul écouta.
« Une femme, un laboratoire comme celui-ci, un savant fou et tortionnaire…Quel affreux scénario, n’est-ce pas ? Et pourtant, je suis là devant vous, Paul, en chair et en os, fraîchement évadée d’un rêve, le vôtre… »

Un bruit qui venait de l’extérieur de la trappe se fit entendre.
« Fais vite, pressa Victor, nous ne sommes plus seuls. »
M. Paul courut, passa la porte et tenta d’ouvrir la trappe. Victor l’arrêta net, en le frappant au visage. Une traînée rouge jaillit du nez et éclaboussa le sol. La trappe céda, et, dans le laboratoire, fit irruption l’homme du rêve. M. Paul levait la tête pour faire cesser le saignement, tandis que son double onirique souriait à ses futures victimes. Victor et la femme reculèrent et se retrouvèrent dos au mur. Ils étaient piégés.
Les deux hommes se mirent à parler d’une seule voix : « Avant de mourir, vous devez savoir… Je suis M. Paul, je ne suis qu’un simple docteur, qui tente de faire progresser la science et la médecine. Mon bon Victor, naïf que tu es, tu me ramènes chaque matin des rêves fraîchement capturés sans réfléchir. Tu es une bête, un animal, qui ne pense qu’à gagner un peu d’argent. Et qu’est-ce que j’en fais, moi, de ces rêves ? Je les liquéfie et les enferme dans des éprouvettes. J’en fais de profonds somnifères, que je vends. Voilà pourquoi je n’accepte que les beaux rêves, et non les cauchemars : les gens pour s’endormir ont besoin de songes agréables, et de pensées suaves, pas de sombres horreurs. Mon premier test, je l’ai effectué sur toi. Rappelle-toi, tu étais ma secrétaire. Ce somnifère mal dosé te tua. Maintenant, je perpétue mes expériences sur les orphelins. Certains vivent…d’autres meurent. Peu m’importe, car mon profit est grand. Tu voulais un nom ? C’est Carmen, et tu vas mourir, comme ce traître à tes côtés. Mais d’abord, place au mélodrame : Carmen, tu as un bien joli médaillon autour du cou. Dis-moi, que lis-tu dessus ? 13.12.1892. Et toi Victor, quel jour es-tu né ? Oh ! Le 13.12.1892 ! Quelle coïncidence, non ? Carmen, quelle est cette gravure au dos du médaillon ? C’est un enfant aux cheveux bouclés et aux grands yeux gris… comme Victor, par exemple. »
Peu à peu, les deux alliés commençaient à comprendre et se regarder l’un l’autre avec tendresse et amour.
« Carmen, je te présente ton fils réel : Victor. Victor, voici ta mère virtuelle : Carmen. »
Victor resta incrédule un instant :
« Si elle est ma mère comme vous le prétendez, où est mon père ? »
« Mort, et bien mort, lui. Il ne sut s’expliquer la mort de sa femme, Carmen, et heureusement, le destin me plaça sur sa route et il m’acheta au prix fort toute une gamme de somnifères, dans le but de trouver le repos éternel. C’est ainsi qu’il mourut, seul, et que tu le découvris gisant et puant sur son lit de mort. Maintenant, je vis de la petite fortune qu’il m’a laissée en guise de dernière parole. »
Victor pleurait de rage :
« Tu vas mourir ! Tu aurais pu t’expliquer avec mon père au ciel, si seulement l’enfer ne te tendait pas les bras… »
Les deux Paul reprirent en chœur : « Si je meurs, mon esprit disparaîtra et ta mère avec moi. Et de toute façon, tu n’es pas en position de force à ce que je vois. »
Soudain, Victor se baissa, attrapa les coins du tapis sur lequel messieurs Paul étaient debout, et tira. Les deux hommes, d’une chute identique, tombèrent à la renverse. Victor empoigna une seringue posée sur un meuble proche, et l’enfonça dans le cou de monsieur Paul. Celui-ci et son double hurlèrent de douleur. Victor, d’un geste, fit couler le liquide dans la veine saillante, espérant un effet sévère et rapide.
En effet, quelques secondes plus tard, les deux hommes gisaient, endormis, sur le sol du laboratoire, sous l’effet du profond élixir.
« Tue-les » ordonna Carmen à son fils.
« C’est au-dessus de mes forces. Si je les tue, tu disparais avec eux. Et jamais nous ne pourrons vivre ensemble comme un fils et sa mère. J’ai déjà trop souffert. Partons loin d’ici. »
Victor sortit le premier, referma la porte à clés, puis fit de même avec la trappe.

Carmen et lui prirent le bateau de 12h17, à destination du Nouveau Monde. Là, ils comptaient s’acheter une petite île, un lopin de terre, sur lequel ils pourraient vivre heureux et rattraper tout le temps perdu. Mais déjà, au loin, derrière eux, deux silhouettes élancées et sèches se dessinaient le long de la côte… Un vrai cauchemar.