Rythme démesuré

écrit par Clémentine Baudet, élève de Terminale au lycée du Sacré-Coeur à Amiens (académie d’Amiens)

Corentin s’étonne de n’être pas plus impressionné. Remarquez, il ne s’est jamais évanoui de sa vie. Mais il n’a jamais rencontré de cadavre non plus. Monsieur Mouron est étendu dans toute sa rondeur. Il porte son costume trois pièces et son éternel noeud papillon. Ce gros dandy cachait ses bourrelets sous des vêtements impeccables. Par terre, tas flasque comme une flaque de boue, il a l’air paisible. Son rictus s’est transformé en sourire d’ange grassouillet. Chacune de ses cuisses est un tronc d’arbre. Cette masse est couverte d’un sang qui coule encore. Une aiguille de métronome en plein coeur, quelle fin horrible pour un prof de solfège. Corentin n’est pas attendri par cet ancien ennemi qui ne respire plus, mais s’il l’a maintes fois maudit, il n’a jamais souhaité sa mort.

M. Mouron abusait de son pouvoir et se servait du solfège comme d’un
instrument de torture. Mais qui en voulait à ce point au prof sadique ? Combien de fois a-t-il poussé Célia la violoncelliste aux larmes ? Et la petite Natacha, n’a-t-elle pas juré que si elle le rencontrait une nuit de pleine lune, elle lui enfoncerait sa flûte dans la gorge ? Et Guillaume, si sublime au piano, garçon massif et fort qui s’est écroulé après avoir raté l’examen de fin d’année en hurlant : "Qu’il crève !" Mouron était aussi détesté par ses collègues du conservatoire. Mais nul ne le haïssait autant
que la belle directrice, Madame Van den Blois, qui n’attendait que la retraite de ce croque-notes. L’a-t-elle hâtée ? Et si oui pourquoi ? Personne ne connaît le moindre détail de sa vie, mais avec l’arrivée de la police, on ne va pas tarder à être servi.

Une fois la police arrivée, Corentin demanda à rester, il était intrigué, sa curiosité le démangeait. Après tout, cela n’arriverait pas de sitôt qu’à nouveau un Monsieur Mouron ait une aiguille de métronome en intraveineuse.
Le rapport commença, Corentin entendit le lieutenant s’enregistrer en décrivant la salle de piano décorée d’affiches humoristiques dans laquelle ils se trouvaient toujours en compagnie de M.Mouron. Mais le pauvre fut brutalement interrompu par l’arrivée de la directrice,Madame Van den Blois, qui lui tomba littéralement desus, son escarpin ayant glissé sur une pelure.
Puis les spéculations démarrèrent au quart de tour, l’acte de vengeance étant évidemment premièrement présumé.Quoi de plus soulageant que de retourner contre le tortionnaire l’arme de torture ? Tous les rêves brisés de futurs virtuoses sans talent se déclarant frustrés par le vilain professeur... Mais en réfléchissant à ses camarades Corentin pensa qu’ils auraient opté pour d’autres procédés, Coralie la robuste l’aurait coincé sous le piano, Yan l’aurait sans nul doute étranglé de son cor, et Célia aurait joué un concerto d’un temps infini, et cela même le fort M.Mouron n’en serait pas sorti vivant.

Il allait exprimer ses hypothèses quand le lieutenant le ramena à la réalité, ils étaient sur le point de récolter les détails croustillants de sa mystérieuse vie. Mme Van den Blois déclara aussitôt que sa femme l’avait quitté. M.Mouron serait-il mort pour avoir trop regardé la télévision ? Et si il n’oubliait pas de rabaisser la cuvette des toilettes, cela ne semblait pas un motif de meurtre. Le policier stoppa net l’emportement de la directrice en suggérant l’utilité de connaître son âge, lieu de résidence et autres informations plus officielles en premier lieu.
Si bien qu’en peu de temps le mystérieux M.Mouron devint l’homme qui vivait dans un petit appartement, seul, sans enfants, avec pour famille unique une vieille tante gâteuse, ni chat, ni chien, ni même poisson pour le divertir (bien que les vers ne tarderaient plus à lui tenir compagnie), avec pour seuls amis ses partitions, ses instruments et son vénérable métronome. Vénérable métronome devenu assassin, Corentin allait crier au coupable quand la petite secrétaire, Mme Pencil, s’écria alors avec un ton pitoyable que le pauvre homme avait mis fin à ses jours.

Diantre ! Corentin se dit que sa vie peu remplie expliquait la haine envers autrui, le rabaissement perpétuel qu’il tenait de son propre complexe d’infériorité, mais le vieux bougon solitaire ne se serait pas suicidé pour cela ! D’ailleurs l’expert démontra brièvement que l’impact de l’aiguille était trop marqué, et ses propres bras si courts, qu’il ne pouvait pas avoir assez de recul pour y parvenir lui même. Corentin conclu cette démonstration en s’excusant au nom de tout le monde de diminuer encore feu M.Mouron.
Cette enquête intriguait Corentin, et c’était étrangement excitant de découvrir sous un autre jour cet homme alors sans importance quand il était en vie, et dont l’intérêt grandissait une fois mort.
Mais la thèse du suicide apparaissait tout à fait naturelle à l’assemblée, si bien que Corentin se sentit obligé de déclarer qu’à choisir il y avait des fins plus glorieuses. A ceci on lui répondit que finir avec sa passion était un rêve universel, cependant Mouron n’avait pas l’air passionné par son travail, et de plus la passion est un moteur pour poursuivre.
Ensuite un policier appela la tante du défunt professeur qui arriva peu de temps après. Elle n’avait sur elle ni carte d’identité, ni permis de conduire, alors qu’on la vit sortir de la voiture qu’elle venait de garer. Elle était vêtue d’un peignoir et portait une perruque afro. Quand on la questionna sur son neveu, elle déclara peu le voir. Mme Van den Blois lui demanda d’un ton triste si il ne venait pas lui rendre visite en dehors des périodes de fêtes. Elle répondit comme si c’était une évidence qu’elle n’allait pas le voir, qu’il était fort barbant, et qu’elle détestait la musique classique. Mais elle déplorait néanmoins son décès car depuis que sa femme psycho-rigide et lui même étaient séparés, il devenait moins coincé.
Dire que tout le monde fut choqué est ici un euphémisme, personne ne s’attendait à cela, pas même Corentin de plus en plus amusé et qui repensait aux paroles de sa grand mère. La société amène à un jugement bien trop hâtif, lui répétait-elle souvent entre deux gâteaux. Alors qu’à l’époque il se contentait de hocher la tête, il en comprenait maintenant toute l’ampleur.

C’est à ce moment, où chacun était perdu dans ses hypothèses que la radio d’un des policiers se déclencha, on entendit alors une voix rauque et lointaine annoncer :

"On signale un fou échappé de l’asile, se prenant pour Superman, parti avec un cageot de clémentines,droit sur le centre ville".

L’attention de tout le monde se porta instantanément sur les pelures de clémentines éparpillées dans la pièce et sur l’affiche au dessus du piano "You are not a superhero".