Dernier soupir pour le croque-notes

écrit par Anaëlle Pelletier, élève de 4ème au pensionnat du Sacré Coeur à Reims (académie de Reims)

Corentin s’étonne de n’être pas plus impressionné. Remarquez, il ne s’est jamais évanoui de sa vie. Mais il n’a jamais rencontré de cadavre non plus. Monsieur Mouron est étendu dans toute sa rondeur. Il porte son
costume trois pièces et son éternel nœud papillon. Ce gros dandy cachait ses bourrelets sous des vêtements impeccables. Par terre, tas flasque comme une flaque de boue, il a l’air paisible. Son rictus s’est transformé
en sourire d’ange grassouillet. Chacune de ses cuisses est un tronc d’arbre Cette masse est couverte d’un sang qui coule encore. Une aiguille de métronome en plein coeur, quelle fin horrible pour un prof de solfège.
Corentin n’est pas attendri par cet ancien ennemi qui ne respire plus, mais s’il l’a maintes fois maudit il na jamais souhaité sa mort. M.Mouron abusait de son pouvoir et se servait du solfège comme d’un instrument
de torture. Mais qui en voulait à ce point au prof sadique ? Combien de fois a-t-il poussé Célia la violoncelliste aux larmes ? Et la petite Natacha, n’a-t-elle pas juré que si elle le rencontrait une nuit de pleine lune elle lui enfoncerait sa flûte dans la gorge ? Et Guillaume, si sublime au piano, garçon massif et fort qui s’est écroulé après avoir raté l’examen de fin d’année en hurlant : "Qu’il crève !". Mouron était aussi détesté par ses collègues du conservatoire. Mais nul ne le haïssait autant que la belle directrice, Madame Van den Blois, qui n’attendait que la retraite de ce croque-note. L’a-t-elle hâtée ? Et si oui pourquoi ? Personne ne connaît le moindre détail de sa vie, mais avec l’arrivée de la police, on ne va pas tarder à être servi.

Corentin laisse son imagination vagabonder. Et si le vieux Mouron était mort victime d’un règlement de compte ? Une histoire sordide de butin non partagé ou de dette de jeu : assassiné parce qu’on n’a pas réglé sa note ! Quel comble pour un prof de solfège !
Le temps passe et le jeune garçon ne se rend même pas compte de l’agitation qui commence à gagner le conservatoire : le bruit des sirènes des voitures de police, le claquement de leurs portières, la cavalcade dans les escaliers et les couloirs… Corentin n’entend rien, tout occupé qu’il est à regarder le sang coaguler doucement sur le dallage. Au final, s’il n’y avait pas cette odeur douceâtre qui lui rappelle les jours où sa mère fait cuire du boudin (tiens, voilà une bonne excuse pour refuser à jamais d’en manger !), tout cela lui paraîtrait un tantinet trop mis en scène pour être vrai : on se croirait presque dans le feuilleton pour ado débile que sa sœur regarde tous les samedis matin !

La porte s’ouvre brutalement et une ribambelle de policiers en civil entre, précédée de madame Van den Blois. Corentin sursaute et se recoiffe précipitamment : mince alors, et s’il y avait des journalistes parmi eux il n’aurait jamais plus belle occasion qu’aujourd’hui de se faire mousser au collège. Et avec un peu de chance, il pourrait avoir sa photo en première page du journal de demain.
De quoi faire remonter sa cote auprès de la jolie Suzie, sa voisine du cours d’anglais. Au final, si on ajoute à sa future renommée toute neuve le fait que cet assassinat lui permette à jamais de bouder le boudin, voire d’arguer auprès de son père que le conservatoire est un lieu bien plus dangereux que le terrain vague, il a beaucoup à gagner de cet assassinat !

« Que fait ce môme ici ? hurle le commissaire Rimbard, le plus gros des hommes entrés derrière la frêle directrice. »

« C’est le jeune garçon qui a découvert le corps, répond la musicienne. Il avait cours avec lui à 14 heures. Dans l’affolement, je n’ai pas pensé à le faire sortir. Mais ses parents doivent venir le chercher vers 15 heures 15. »

Corentin regarde le policier avec mépris. Un cou disgracieux sort en bourrelets de son col de chemise et la sueur perle sur son énorme moustache. Aussi moche que le vieux monsieur Mouron !
Quelle est donc cette malédiction qui fait que, dès qu’un homme commence à avoir une position sociale importante, il devient gras, et même stupide.

« Un môme, de quel droit me traitez-vous de môme, espèce de gros tas de gélatine. Je vous signale que je vais avoir douze ans ! » rétorque, outré, Corentin.
En fait, il le riposte essentiellement dans sa tête et se contente de bredouiller au policier : « Eh ben… » Quelle réplique ! Le jeune garçon se mord la lèvre et pense illico à Suzie.
Heureusement qu’elle n’est pas là. Pour sûr, elle l’aurait définitivement classé dans le groupe des tocards. C’est ça le problème avec les filles de treize ans : il ne suffit pas d’être beau ou viril ou drôle ou intelligent. Il faut être tout à la fois. Et Corentin a encore beaucoup, beaucoup de travail avant d’y arriver. Si encore il y arrive un jour ! « Car quand on ne naît pas doué, il faut travailler mon petit, travailler et encore travailler ! » clamait monsieur Mouron.

La réplique préférée de son défunt prof de solfège ramène à nouveau Corentin à la réalité. La masse des adultes présents dans la salle semble maintenant l’avoir totalement oublié et lui masque le corps ensanglanté.

« Eh bien, quel spectacle ! », rugit le commissaire qui ne se semble pas savoir parler sans hurler. Chacune de ses paroles fait d’ailleurs trembler la pauvre madame Van den Blois, comme la grosse caisse fait trembler le tambourin. « En tout cas, en voilà un qui n’aura jamais à se faire de lui-même !...

« Je vous demande pardon ? » pépie la directrice

« Eh bien il n’aura plus à se faire de mouron, monsieur Mouron ! Ah, ah, ah !... » brame le Policier hilare.

Corentin hausse les épaules et préfère sortir doucement de la salle. De toute façon, personne ne fait plus attention à lui. Il aurait bien aimé rester et voir la police scientifique au travail, mais un cordon de sécurité avait déjà été installé autour du corps et toute approche était désormais impossible.
Tant pis, s’il voulait pimenter un peu son récit demain, au collège, il lui faudrait faire preuve d’un peu d’imagination. A moins que… mais oui, et s’il trouvait lui-même le coupable ? S’il démasquait le meurtrier ? Ah, ah, pour le coup, fini le club des ringards ! Suzie et ses copines le regarderaient d’un autre œil ! Fini Coco le blaireau, bonjour Corentin le divin !

Profitant de l’inattention générale, le jeune adolescent file dans les couloirs. Aucun risque d’être dérangé. Après ce qui vient de se passer, le conservatoire est vide et Basile le vigile veille à l’entrée.
Il sait parfaitement où il veut aller : au vestiaire des professeurs. Aucun policier n’a encore songé à s’y rendre, et s’il veut fouiller, il faut faire vite.
Il ne sait pas encore ce qu’il cherche, mais il a tellement regardé Columbo qu’il n’a plus aucun doute : il trouvera !

Dans le bâtiment annexe, un piano égrène sans arrêt les mêmes notes au premier étage. Au second un saxophone semble se plaindre de ces lancinantes répétitions. Au rez-de-chaussée, monsieur Symbal enseigne les percussions.
A entendre le bruit de la grosse caisse, c’est sûrement Phil qui prend un cours.
Apparemment tout le monde n’est pas encore au courant ou alors, la directrice a voulu cacher le drame aux autres professeurs. A moins qu’elle n’ait même pas considéré cela comme une tragédie.
Elle le détestait tellement, ce prof de solfège, que cela se voyait à l’œil nu. Dès qu’elle s’adressait à lui, sa voix de soprano se transformait en ténor, et Corentin s’attendait même à la voir se muer en baryton en sa présence.

Dans le vestiaire désert, Corentin a entrepris sa fouille minutieuse. La sueur détrempe le col de son polo. Il n’y a aucun bruit dans ce troisième étage, et aucune raison qu’il y en ait.
Les policiers sont au second dans la salle du crime, et les cours instrumentaux ont lieu dans le bâtiment annexe. Pourtant, il y a comme quelque chose de dérangeant dans ce silence uniquement rythmé par les notes lointaines.
Quelque chose d’inhabituel, d’inattendu, de différent des autres mercredis, mais Corentin ne saurait dire quoi. « Allons, ne panique pas » s’ordonne-t-il à lui-même en refermant le vestiaire de Basile.
A l’intérieur, rien de suspect : une paire de vieilles baskets puantes, une photo de Cameron Diaz (ouah, le Basile), et le Horla de Maupassant (quoi ? Et Corentin qui en est resté à Mickey Magazine !). Il passe enfin au vestiaire le plus important, celui de Mouron en personne. Quelle veine que les vestiaires ne ferment plus à clef. Mais comment faire pour que ses empreintes n’apparaissent pas sur l’armoire du professeur ?
Autour de lui, rien pour recouvrir ses mains. Il faudrait qu’il pense à se promener avec une paire de gants. Mais il ne peut plus arrêter en si bon chemin. En attendant, ses chaussettes feront l’affaire. Corentin défait rapidement ses tennis et découvre ses pieds. La couleur de ses chaussettes et la poussière qui s’en dégage lui font prendre deux résolutions : la première est de réfléchir à deux fois avant de se lancer dans des enquêtes qui ne le regardent pas du tout. La seconde est… de changer de sous-vêtements plus souvent !

Il ouvre furtivement le vestiaire du professeur de solfège et commence à en faire l’inventaire : quelques partitions, une trousse avec de vieux stylos, quelques bâtons de craie et un tas de papiers dans une enveloppe. Sur celle-ci est inscrit d’une toute petite écriture penchée : « Tu peux les garder, elles ne me rappellent rien de bon, j’ai bien fait de partir ».
Corentin connaît cette écriture, il en mettrait sa main à couper. En tout cas, ce n’est pas celle de monsieur Mouron. Mais il a beau se creuser la tête , rien ne lui vient à l’esprit. Seul le roulement de la batterie de Phil, les notes du piano et du saxophone lui emplissent le crâne. Il ne parvient pas à réfléchir. Alors il fait ce qu’il n’aurait jamais cru faire un jour : il ouvre l’enveloppe.
Le rouge lui brûle les joues et il lui semble entendre gronder la voix désapprobatrice de sa mère. A l’intérieur, une dizaine des photos. Corentin les parcourt : monsieur Mouron en queue de pie à ce qui semble être une grande réception, monsieur Mouron en short en train de faire griller des saucisses, monsieur Mouron en costume de marié. Quoi, monsieur Mouron, marié ? C’est la meilleure.
La photo est jaunie et de toute évidence très ancienne. Corentin sourit de voir son obèse professeur jeune.
Son air radieux de jeune marié et ses (nombreux) kilos en moins lui donnent presque l’air sympathique sur le cliché. A ses côtés, la mariée aussi est touchante. Sa frêle silhouette lui rappelle… quoi ?... Mais c’est madame Van den Blois sur la photo ; çà alors ! Corentin n’en revient pas. Mouron et Van den Blois mariés ! Et séparés depuis, visiblement, voilà pourquoi la directrice ne pouvait encadrer son professeur de solfège. Toute cette haine s’explique. Et le caractère impossible du gros enseignant venait peut-être aussi de son échec marital. Pourtant, Corentin ne s’explique pas pourquoi madame Van den Blois aurait tué son ex. Visiblement, c’est elle qui l’avait quitté et cela ne datait sûrement pas de la veille, elle n’avait aucune raison de le tuer maintenant !

Corentin replace l’enveloppe dans le vestiaire et jette un œil inquiet dans la pièce pour s’assurer de ne pas avoir laissé de traces de son passage. Est-ce que les chiens policiers peuvent reconnaître les odeurs de chaussettes sales ? Si oui, il faudra qu’il se débarrasse des siennes dès que possible. En attendant, il lui faut réfléchir vite. Il est quinze heures tout pile et ses parents vont arriver au conservatoire. S’il n’est pas avec les policiers, on va se mettre à sa recherche et il lui faudra expliquer ce qu’il fait à déambuler seul.
Alors Corentin récapitule. « De la méthode, lui dit toujours son prof de maths. Si on lit bien toutes les données, la réponse vient toute seule. Alors Corentin cogite, cherche, gamberge et trie : le meurtrier ne peut être un élève. Il est le premier à être entré à l’ouverture des portes et Mouron était déjà mort.
La directrice ? Pas vraiment de mobile et a eu l’air vraiment choqué quand on a découvert le corps. Monsieur Perlin, l’autre prof de solfège ? Il travaille dans une autre école le mercredi, à soixante kilomètres d’ici.
Basile ? Il ne ferait pas de mal à une mouche ; Les profs d’instruments ? C’est la dernière solution. Mais rien dans leurs casiers ne permet à Corentin d’orienter ses soupçons vers l’un ou l’autre.
Le casier de monsieur Symbal est incroyablement en désordre, rempli de papiers de bonbons et de tickets de bus usagés. Le plus récent a été oblitéré à treize heures vingt à l’autre bout de la ville, ce qui prouve qu’il est juste arrivé pour le cours de Phil à quatorze heures et qu’il n’a pas eu matériellement le temps de tuer Mouron.
Le casier de Miss Trop-Laide, la prof de piano vieille fille (de son vrai nom mademoiselle Trodaile), est trop bien rangé et un peu poussiéreux, comme sa propriétaire.
Monsieur Duvent, le prof de saxo, lui, n’a encore pas de casier, il est là depuis peu. Quant à celui de monsieur Pizzica, le prof de violon, il est totalement vide.
Que Corentin peut-il bien faire de ces indices qui n’en sont pas ? Rien, visiblement rien. Pourtant, à regarder Columbo, il aurait juré que c’était facile de résoudre une telle énigme. Mais visiblement, ce n’est pas dans ses cordes. Le gros flic a raison, il n’est encore qu’un môme…

Alors dépité, Corentin quitte la salle des vestiaires et redescend voir la police et la directrice dans la salle de solfège. Ses épaules sont basses et l’excitation de la découverte du crime est retombée, lui laissant un goût amer dans la bouche. Ses pas se font lents, uniquement emmenés par le rythme des nouveaux cours d’instruments commencés à quinze heures dans le bâtiment annexe : la batterie, lente, Phil a été remplacé par un autre élève. Le piano, plus enjoué, vif et joyeux, auquel répond le saxophone. Corentin aime ce moment du mercredi où les plus âgés ont leurs cours.
Les mélodies semblent se chercher, se trouver, se tourner autour : piano, saxo, violon, batterie. Batterie, violon, saxo, piano. Saxo, batterie, viol… Violon ? Violon ?
Mais pourquoi n’entend-il pas le violon ? Depuis le début de l’après-midi, le violon est muet ! Voilà ce qui clochait dans les vestiaires, voilà ce qui lui semblait inhabituel. Le violon n’était pas là, et donc son professeur non plus. Et son casier était vide ! Monsieur Pizzica a disparu avec toutes ses affaires ! Pourtant, il était là à quatorze heures, Corentin a vu sa moto. Mais un œil jeté par la fenêtre lui confirme ses craintes. L’engin n’est plus là. Le professeur de violon a fichu le camp, à coup sûr après avoir assassiné son collègue !
Les épaules de Corentin se sont redressées, il court vers les policiers maintenant. « J’ai trouvé, j’ai trouvé dit-il en ouvrant la porte à la volée. Le corps de monsieur Mouron n’est plus là, il est certainement déjà entre les mains des légistes. Seuls restent un policier en uniforme, le gros commissaire… et ses parents, l’air affolé : « Corentin, où étais-tu, on t’a cherché partout ! gémit sa maman avant de l’embrasser.

« Ah, ces petits bonshommes, un rien les effraie, renchérit le commissaire Rimbard. Un bonbon, un gros câlin, et il oubliera vite, ne vous inquiétez pas ! »

Un bonbon, un câlin, non mais quel imbécile ce policer. Un vrai commissaire Ringard, oui !

« Mais monsieur, je sais », bredouille, Corentin

« Allons, allons, calme-toi, tu n’as plus rien à craindre. Nous avons arrêté le criminel.
C’était le professeur de violon. Il s’est accidenté en s’enfuyant en moto. Et les pompiers qui l’ont ramassé nous ont aussitôt prévenus en découvrant sur lui un métronome ensanglanté. Il a tout avoué. Quant au mobile, nous en saurons bientôt plus, une histoire d’argent visiblement. Alors tu vois, tu n’as pas à t’inquiéter. Avec des professionnels comme nous, tu es à nouveau en sécurité dans ton conservatoire, et tu pourras reprendre tes cours de solfège très bientôt. C’est mieux que de traîner dans la rue, tu sais. »

« Ah oui, rétorque le père de Corentin, je préfère le voir étudier la musique que jouer dans le terrain vague ! »

Corentin n’insiste pas. De toute façon, personne ne l’écoute jamais. Et ce gros policier est tellement stupide qu’il ne croira jamais que lui, jeune détective de douze ans, avait tout deviné !
Il ne lui reste plus qu’à suivre ses parents. Au moins, il lui restera une belle histoire à raconter demain au collège. Avec preuves à l’appui : Basile, tout à l’heure, a passé la tête par la porte pour annoncer qu’un journaliste attendait Corentin au dehors !

« Allons, rentrons, ajoute sa maman, je voudrais passer vite à la boucherie. »

« Oui mais nous allons voir le journaliste avant », surenchérit Corentin qui tient à son heure de gloire.

« Oh désolé, intervient Basile qui a tout entendu. Il vient de partir. Un train vient de dérailler et il est parti couvrir l’accident. Cela va faire la une demain. Sûr qu’ils ne parleront même pas de la mort de ce pauvre monsieur Mouron. »

« Oh non… »

« Allons Corentin, ce n’est pas si grave, conclut son papa. Rentrons vite. Maman a prévu de nous faire un délicieux boudin ce soir… »