Trèves

Écrit par : NAMURA Lou (4ème, Collège Frédéric Chopin, Nancy)

[…] J’avais tellement prié, tellement espéré que la guerre le garde pour elle.

***

Je jouais avec mes petits soldats dans le couloir.

— Taratata !, a sifflé la mitraillette en plastique.
— Cling, cling !, ont chanté les casseroles de maman.
— Clac !, a fait la porte quand il est rentré. Lui, l’intrus. Le géant qui prenait toute la place. Mon père.
— Smack !, a fait son bisou sur la joue de maman.

Il s’est ensuite approché de moi et m’a dit :
« Alors gamin, tu fais quoi ? »
Je n’ai pas bougé. « Courage, camarade ! », a semblé me dire le capitaine du régiment. Mon père s’est assis sur la moquette beige, son gros sac dans les bras. J’ai esquissé un mouvement de recul. Lui s’est approché et m’a ébouriffé les cheveux comme je le faisais à Freddy, le petit chien du boulanger. Pour qui me prenait-il ? J’ai secoué la tête, indigné, et l’ai regardé prendre un petit soldat. Mon lieutenant. Puis, il a dit : « On dira que c’est moi. D’accord ? ». Je l’ai ignoré sans répondre mais il a continué sans se décontenancer. « Je vais te raconter ce qu’il m’est arrivé, le 24 décembre dernier ». Je me suis retourné, j’ai saisi ma BD et me suis plongé dans les aventures de Tintin, bien décidé à ne pas écouter mon père parler. J’ai espéré que mon attitude le blesse et qu’il se taise. Mais il a poursuivi : « C’était Noël. Il faisait très froid dans les tranchées, si froid que des glaçons apparaissaient à la surface du potage où nageaient des pommes de terre, du chou et du lard. Noël, au front, c’est terrible : on pense à sa famille si loin, on n’est même pas sûr de la revoir un jour. Je pense que ce jour-là a été le pire que j’aie pu vivre au front. Tu ne peux pas savoir à quel point j’étais triste ni combien cette tristesse me faisait mal, plus mal qu’une balle dans la tête. Mon cœur saignait autant que s’il avait été troué par une baïonnette. Autour de moi, tout le monde était comme moi mais on essayait de se consoler comme on pouvait avec des jeux, un peu d’alcool ou des chants de Noël. Ah ! crois-moi, voir des bonshommes poilus et sales chanter « Petit Papa Noël », c’était quelque chose ! Après avoir chanté, nous nous étions endormis les uns sur les autres. Mais, vers 23 heures… As-tu envie que je continue ? J’arrête sinon. »

J’ai hésité : je voulais connaître la suite mais ce serait se rendre à l’ennemi. Si je cédais, il croirait que je le faisais par amour pour lui. Il penserait reconquérir la maison et ses habitants dans chaque parcelle de leur cœur et en être le chef. J’aurais dû résister, ne pas me retourner, mais la tentation était si forte…

« Tu veux la suite ? »
J’ai acquiescé.
« Donc, vers 23 heures, j’ai été réveillé par des voix puissantes et chaudes. D’autres soldats de ma garnison se sont levés. Il m’a semblé que les voix se rapprochaient. « Liebe Weihnachtsmann », scandaient-elles. De l’allemand ! Nos ennemis approchaient. J’ai pris un fusil, mes camarades aussi. Nous les attendions ainsi, l’arme pointée vers le haut des tranchées, le doigt sur la gâchette. »

Mon père s’arrêta et forma deux lignes parallèles avec les soldats. Une de soldats bleus, une de soldats rouges. Puis, il a repris : « Un drapeau blanc est apparu. Suivi de dizaines de têtes casquées sur lesquelles se dessinaient des sourires. Un Allemand a tendu la main vers nous et a dit : « Venez, camarades ! ». C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés là, Allemands et Français mélangés. Des matchs de foot se sont organisés. Le terrain était une grande étendue de terre semée de cratères laissés par les obus, le ballon, une grenade désamorcée. La langue n’a pas été un obstacle, les signes ont suffi. Je me suis lié d’amitié avec un Allemand, Ralf Kruger, qui parlait très bien le français car sa mère, une Auvergnate, le lui avait appris. Lui aussi, sa famille lui manquait. Il avait laissé derrière lui sa femme et sa petite fille, Gretel, âgée de 6 ans lors de son départ. Comme toi. Nous avons parlé toute la nuit jusqu’à ce que le soleil pointe le bout de son nez. Quand je l’ai quitté, je me suis dit que la seule chose qui séparait les Allemands des Français était ce « no man’s land ». Rien, dans leur âme, dans leur chair, ne les différenciait de nous. La guerre, elle arrive comme ça, elle s’infiltre dans les cellules, elle y diffuse son message de discorde. Alors, les uns se mettent à appeler les autres « ennemis ». La guerre continue son travail : elle alimente le cœur de haine, une haine qui ne peut être assouvie que par le sang. Alors souviens-toi, mon enfant, qu’il faut toujours résister à ce virus qu’est la guerre, l’éradiquer et remplir son cœur de bienveillance et d’amour. Sois bienveillant et aimant, mon fils. »

Pendant la fin du récit, mon père avait mis les petits soldats en rond, en alternant les bleus et les rouges. Je l’ai regardé sortir de son gros sac un petit olivier, arbre de paix. Il a pris les plus belles feuilles. Elles étaient d’un vert lumineux, couvertes d’un duvet blanc laiteux. Il a ôté aux soldats leurs armes et les a remplacées par les feuilles. Il a mis au centre de la ronde deux soldats désarmés. L’un était plus petit que l’autre. J’ai passé les bras du petit autour de la taille du grand. « C’est toi et moi », ai-je dit à mon père.

Grâce à son récit, j’avais compris combien il m’aimait, combien je lui avais manqué pendant la guerre. J’ai eu soudain l’impression que les racines de l’olivier avaient atteint mon cœur et qu’elles y dessinaient quatre lettres : P, A, I, X. Paix. J’ai aussi cru sentir les racines se glisser dans mes muscles et en prendre le contrôle pour que je réalise ce qui, il y a quelques heures, m’avait semblé impossible. Imitant les soldats enlacés au milieu de la ronde, j’ai serré mon père contre moi en murmurant : « Merci. Je t’aime, papa. »