L’édito de Michel Le Bris

À l’heure de la littérature monde

À l’heure de la littérature monde

C’était notre ambition, notre projet, à l’origine d’Etonnants Voyageurs : que s’affirme enfin, en français, l’urgence d’une « littérature monde ». Nous portait cette conviction qu’un nouveau monde était en train de naître, devant nous, sans plus de cartes ni de repères et qu’il appartenait de nouveau aux artistes, aux créateurs, aux écrivains, de nous le donner à voir, de nous en restituer la parole vive. Sans considération de genre, roman, récit de voyage, B.D., science-fiction, poésie, roman noir : seuls importaient cette allégresse à se risquer, ce « frisson du dehors » qui est la marque des grandes œuvres quand le dehors de l’aventure est d’abord celui des limites transgressées, des chemins explorés, des espaces ouverts.

« Quand les écrivains redécouvrent le monde » : c’était le sous-titre de notre première édition en 1990, en forme de manifeste et nous n’avons pas dévié, au fil des dix-sept années écoulées. Pour dire l’urgence à nos yeux d’une littérature aventureuse, voyageuse, ouverte sur le monde, soucieuse le dire - et qu’on en finisse une bonne fois avec les prétentions des avant-gardes, le poids des idéologies, le nombrilisme prétendument si « français » !

De l’autre côté de la Manche s’amorçait une révolution dans les lettres anglaises : après le Booker Prize de 1981, décerné aux Enfants de Minuit de Salman Rushdie, ce prix venait d’être décerné à deux Australiens, à un demi-sang Maori, à un Sud-Africain, à une femme d’ascendance polonaise, à un Nigérian, et à un exilé du Japon : s’imposait l’évidence, tout à coup d’une littérature nouvelle, bruyante, colorée, métissée, qui nous donnait à voir, à lire, enfin, le monde en train de naître. Avec ses rythmes, son énergie, ses langages vrais. Métissé, coloré, polyglotte, où se brassaient, se télescopaient, se heurtaient les cultures des cinq continents. Non pas une variante des littératures du Commonwealth, exotique, mais la littérature anglaise même. Et du coup nous apparaissait encore plus urgent que la littérature française, elle aussi, redécouvre le monde...

Vers une littérature monde en français ?

Cette “écriture monde” en français, nous l’avons appelée de nos voeux, promue autant qu’il se pouvait, portée année après année, à travers revue littéraire et festivals, en organisant au fil de ces années des centaines de rencontres et de débats avec des auteurs venus du monde entier (plus de 2 500 auteurs invités depuis 1990 !). Et nous avons senti l’idée grandir au fil des ans, dans le public comme chez les auteurs eux-mêmes - elle était à l’origine du festival de Bamako, où s’est affirmée une génération nouvelle d’écrivains africains, elle était au cœur de l’édition 2003 du festival de Saint-Malo, consacré aux littératures des Caraïbes. Et elle s’est affirmée spectaculairement cet automne : pas moins de cinq prix littéraires, en cette rentrée, attribués à des auteurs “francophones” ! Cinq prix sur sept : l’événement est historique, à la portée symbolique considérable. Il était donc naturel qu’Etonnants Voyageurs en fasse le thème majeur de son édition 2007.

Une littérature monde, en français. Et ne parlons plus d’une littérature “francophone” que l’on distinguerait, consciemment ou non, de la littérature proprement “française” - variante inférieure, ou exotique, qui n’aurait d’autre perspective de reconnaissance que s’intégrer en se niant. Autant le dire tout net : l’émergence de cette littérature monde signe la fin de la “francophonie”, entendue comme l’espace où la France dispenserait ses lumières sur des masses quelque peu enténébrées, pour promouvoir un espace de liberté et d’échanges sur un pied d’égalité.

« La littérature francophone n’est perçue que comme une littérature des marges, celle qui virevolte autour de la littérature française, sa génitrice, au moment où, dans les espaces anglophone, hispanique ou lusophone, les "littératures venues d’ailleurs" ne souffrent guère de cette hiérarchisation » écrivait Anna Moï dans Le Monde du 25 novembre 2005, qui ajoutait, comparant littérature “francophone” et littérature anglaise : « Peut-on imaginer, un jour, une intégration des destinées polychromes dans le rayonnement francophone ? Assistera-t-on à la naissance d’un lectorat français sensibilisé par des questions d’enfance africaine, de conséquences de l’indépendance en Inde, de destinées tziganes, de castes ? Les amours illicites et fatales d’une Indienne du Kerala et d’un intouchable toucheront-elles autant les lecteurs français que les émois amoureux des acteurs du microcosme parisien ? On me rétorquera : encore faut-il des écrivains francophones de cette qualité ! Je doute que les talents se recrutent exclusivement parmi les anciens administrés de la Couronne britannique. Je trouve suspecte l’idée d’une dégénérescence congénitale des héritiers de l’empire colonial français. »

Et comme en écho, Alain Mabanckou dans le même journal, en mars 2006 : « Pendant longtemps, ingénu, j’ai rêvé de l’intégration de la littérature francophone dans la littérature française. Avec le temps, je me suis aperçu que je me trompais d’analyse. La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents. Son histoire se précise, son autonomie éclate désormais au grand jour, surtout dans les universités anglophones. La littérature française est une littérature nationale. C’est à elle d’entrer dans ce grand ensemble francophone. Ce n’est qu’à ce prix que nous bâtirons une tour de contrôle afin de mieux préserver notre langue, lui redonner son prestige et sa place d’antan. »

C’est très exactement notre point de vue. C’est la conviction qui nous a fait créer le festival Etonnants Voyageurs, en 1990. Et c’est pourquoi il devenait pour nous évident de faire de cette émergence, enfin, d’une « littérature monde » en français l’interrogation majeure de notre prochaine édition à Saint-Malo .

Villes-mondes, livres-mondes

Littérature-monde : elle est née dans ces cratères en éruption où s’invente le monde de demain - Bombay, Toronto, Londres, New-York, Berlin, tant d’autres encore. Dans le tohu-bohu des identités confrontées, mêlées, réinventées. Mais n’en a t’il pas toujours été ainsi, depuis ces caravansérails où les voyageurs venus des quatre horizons échangeaient leurs histoires, aux forges infernales de la révolution industrielle engloutissant les masses campagnardes pour forger l’homme nouveau - inventant au passage théâtre du Boulevard du Crime, roman-feuilleton, roman policier, roman-noir, musiques nouvelles, jazz, tango, rumba, rock ? Villes-ports, déjà du monde entier, villes saintes, villes rêvée de toutes les merveilles, par delà l’horizon, villes-monstres, tentaculaires, villes libératrices, aussi, des traditions et servitudes anciennes, villes romans noirs, villes science-fiction, villes musique, villes cratères où s’inventent de nouveaux sons, de nouveaux rythmes, de nouvelles manières d’être ensemble - où s’invente la littérature d’aujourd’hui. Où s’invente depuis des décennies une littérature-monde en anglais, commence peut-être à s’inventer une llittérature-monde en français. Et Saint-Malo, pendant des siècles du monde entier, le lieu pendant trois jours de centaines de rencontres, de débats, de lectures, de projections.
À un moment où il nous semble que la littérature française commence à s’ouvrir enfin aux vents du monde...

Michel LE BRIS
Directeur du festival