Maudite douleur

Ecrit par CORONELLO Jane (3 ème, Collège JeanZay de Morsang-sur-Orge)

À quelle tribu appartenait celle-ci ? Jason arracha ses semelles à la terre gluante et se dirigea vers elle.

La petite fille semblait avoir six ou sept ans. Ses grandes yeux noirs se posèrent sur lui, et elle eut un mouvement de recul.
« Ne t’inquiète pas, je ne te ferai aucun mal, je veux juste t’aider. »
Jason avait prononcé ces paroles dans le but de la rassurer, mais elles eurent l’effet inverse:la petite le regardait à présent comme s’il était la mort en personne. Il cru un instant qu’elle allait se mettre à crier, mais elle n’en fit rien. Elle se contenta de le fixer, le corps tendu. Jason se remémora un tableau de chasse, où une gazelle, ayant aperçu un lion dans les hautes herbes, s’enfuyait à toute vitesse. Il eut peur que l’enfant ne se mette à courir et à pleurer, ainsi tenta -t-il de nouveau sa chance.
« Comment t’appelles tu ? »
Silence de mort. Jason poussa un soupir, et s’apprêtait à tourner les talons, quand une voix brisa le silence. « Elle s’appelle Lola. »
Un jeune garçon d’une dizaine d’années avait assisté aux efforts de Jason depuis sa tente, ou plutôt sa cabane recouverte de plastique. Il avança vers lui, et , d’une voix hésitante teintée d’un accent oriental, lui expliqua la situation de Lola.
La petite fille avait voyagé sur le même bateau que lui et sa famille. Sa mère l’avait porté endormie dans ses bras jusqu’au port où les bateaux partaient vers ...Vers où exactement ? La jeune mère de la petite fille l’ignorait, elle voulait juste que son enfant puisse grandir dans un autre endroit, dans un climat sûr et dans une maison où les bombes n’existent pas. Elle s’arrêta un instant pour contempler sa fille unique, son bijou. La petite sommeillait, sans entendre les cris des gens qui couraient autour, sans entendre le battement rapide du cœur de sa mère, qui luttait pour la protéger.
C’était sa sœur qui avait prénommée sa fille : Lola, diminutif de Dolorès, autrement dit « Douleur ». Il est vrai que l’accouchement avait été particulièrement difficile, et la jeune femme avait failli y laisser sa vie. Mais elle aimait tellement sa fille qu’elle lui pardonnait,et elle savait que c’était réciproque. Elle se remit à courir, vers la plage, où un bateau les porteraient, elle et son enfant, vers des jours plus beaux. « Et ensuite ? »
Jason , curieux de connaître la suite de l’histoire, ne remarqua pas les yeux embués du garçon.« Et ensuite ? Une mine a explosé sur la plage, détruisant les maisons aux alentours. Lola a réussi à s’en tirer indemne, mais les passants et sa mère n’ont pas survécu. Un homme a ramassé Lola sous les débris, et l’a portée jusqu’au bateau où je me trouvais. Il nous a raconté son histoire, et à demander à ma mère de veiller sur Lola jusqu’à notre arrivée ici. »

Une voix , sortie d’une tente, cria quelque chose en arabe. Le garçon releva la tête et cria quelque chose à sa mère. Cela fit sursauter Jason, ainsi que Lola, qui entre temps s’était assise près du garçon. Ce dernier se leva, et, en regardant Jason droit dans les yeux, lui dit :

  • Prenez soin d’elle.
    Et il disparut à l’intérieur de sa tente.
    Il fallut du temps à Jason pour retrouver ses esprits. Secouriste depuis maintenant dix ans, il avait entendu quantité d’histoires horribles mais celle-là le toucha particulièrement. Il leva les yeux. Lola le regardait fixement, toujours assise à une bonne distance de lui. Elle tremblait, serrant ses bras contre elle .Jason se leva d’un bond : pas question que la petite tombe en hypothermie ! Il sortit de son sac à dos une couverture de survie, dorée, fine chaude. Il entoura les épaules de la fillette avec. Lola sursauta à ce contact, mais, en sentant la chaleur se diffuser sur son corps, elle se pelotonna dans la couverture, comme un petit chat. Ses traits se détendirent et elle leva les yeux vers cet étrange homme blanc, en lui adressant un faible sourire.
    Madame Lili était une femme très occupée. Charmante, au cœur d’or, mais arborant sans cesse une mine fatiguée, et un air exaspéré. Depuis maintenant dix ans, elle s’investissait corps et âme dans son travail de gérante du camp de Calais, réduisant sa vie personnelle à néant. Les enfants étaient assez grands pour réchauffer des plats surgelés et tant pis si elle ratait toujours les réunions de l’école. Sauver, consoler, réchauffer et guider les migrants vers une vie plus belle était son unique priorité. C’était également elle qui avait pris Jason sous son aile et qui l’avait formé au métier de secouriste.
    C’est donc tout naturellement vers elle que se tourna Jason. La petite, épuisée, s’était endormie et Jason l’avait couchée dans une tente . Jason voulait absolument aider Lola . Pauvre gamine, orpheline dans un pays dont elle n’a sans doute jamais entendu parler...parce qu’elle était toute seule dans un pays inconnu et qu’il croyait dur comme fer aux valeurs de l’Éducation. Inscrire Lola dans une école , voila ce qu’il fallait faire !
    « Anastabote ! »
    Madame Lili sortit furibonde de la tente où elle se trouvait une fraction de seconde plus tôt. « Nomme moi encore une fois comme ça et je te vire, Jason ! »
    Ce dernier éclata de rire :
  • Tu n’aurais jamais du me dire ton véritable nom, ma chère Madame Lili ! Maintenant, je peux te faire du chantage .
  • C’était pour les papiers, grommela Anastabote, et que me veux tu ? Tu ne viens jamais voir la pauvre femme qui t’a formé sur le tas, même pas rémunéré pour cela !
    Pourtant, elle souriait. Elle aimait bien Jason, et le considérait un peu comme son fils, même si le véritable rejeton était à cette heure en train de se réchauffer une boite de raviolis.
    Jason capitula. Face à son mentor, il ne valait rien.
  • Une petite réfugiée isolée prénommée Lola est arrivée depuis peu au camp. Un garçon m’a raconté son histoire. Je me disais que tu pourrais peut être l’inscrire dans une école, ou même dans un pensionnat. Je sais qu’il y a beaucoup de démarches à faire, continua-t-il précipitamment sous le regard noir d’Anastabotte.
    Mais elle est jeune et je suis sûrqu’avec de l’éducation elle deviendra une jeune fille très brillante.
    La gérante hésita. Inscrire une réfugiée dans un pensionnat lui prendrait plusieurs semaines de réunions et soirées à écrire des lettres. De plus, son mari Victor,lassé de ses absences et des boites de raviolis lui avait fait promettre de rentrer avant minuit pendant au moins une semaine. Cela , lui avait-il dit ,serait bénéfique aux enfants et à leur mariage .
  • N’est-ce pas ce que tu m’as appris, de guider les démunis vers une vie meilleure ?
    Si son protégé favori tirait la carte des sentiments, elle était fichue.
    Voilà qu’il la regardait avec des yeux de cockers, à présent. Tant pis pour Victor, et au diable ses enfants.
  • Très bien, soupira Anastabotte, amène moi la petite demain matin . Je vais convoquer le Conseil et on avisera.
    Jason recula en s’inclinant comme devant un roi, et repartit d’un pas léger. Encore une bonne chose d’accomplie.

Il faisait très froid. C’était l’hiver le plus rude depuis au moins vingt ans. De la buée recouvrait les vitres de la voiture , comme la sueur sur le front de Jason. Il était très inquiet. Dehors, des centaines de sans abris devaient sans nul doute mourir de froid. Voilà pourquoi lui, Jason, avait décidé d’arpenter les rues à leur recherche et de leur remettre une couverture de survie. Il en avait des paquets, dans son coffre. Des dizaines de couvertures dorées et réchauffantes qui n’attendaient que de recouvrir les épaules transies par le froid impitoyable de l’hiver. La dernière fois qu’il en avait fait usage, c’ était avec une petite fille du camp de Calais. Cela remontait à si longtemps qu’il ne se rappelait même pas son prénom. Anastabotte avait du prendre sa retraite et Jason ne s’était pas senti assez courageux pour continuer sans elle. Depuis maintenant quinze ans, il était sans emploi mais continuait à consacrer du temps aux sans-abris et aux réfugiés. Il avait réussi à se dégotter ces couvertures et il était pressé de les offrir à ceux qui en auraient besoin. Tout se passa très vite. Le temps d’apercevoir le virage beaucoup trop serré, à peine le temps de donner un coup de volant et Jason se retrouva la tête en bas, la voiture faisant des tonneaux dans le ravin. Sa bouche se tordit dans un cri silencieux, et il eu le temps de voir une farandole de couvertures mordorées – sans doute échappées du coffre- qui ,dansaient sous ses yeux, et qui semblaient le narguer. Un grand bruit ,une grosse secousse, et il se plongea dans l’eau glacée.
Suite à la discussion avec Madame Lili dite Anastabotte, Jason avait accompagné l’enfant à la tente principale du camp, où un conseil avait été établi pour discuter de « l’affaire Lola ».Une directrice appelée Béatrice avait remporté le débat, et emmener Lola dès avec elle dans son pensionnat pas vraiment réputé de Montreuil.
Cela suffirait. Il était déjà exceptionnel de trouver une école – et par la même occasion un endroit pour dormir – à une petite fille tout juste arrivée au camp . Jason avait guetté son départ depuis une tente . Le petit garçon aussi. Ce dernier s’était avancé vers Lola et l’avait prise dans ses bras, avant que Béatrice ne l’entraîne, une main dans celle de la petite. Jason sentit son cœur se serrer de jalousie. Il aurait bien voulu, lui aussi, faire ses adieux à la petite Lola. Mais il avait fait son devoir, et rien ne devais le rattacher à un individu en particulier. Aucun lien d’amitié ne devait se tisser, et Jason le savait. C’est pour cette raison qu’il se retourna, le dos tendu. Il ne pu s’empêcher de ramasser la couverture qui, la veille, avait recouvert les épaules de Lola. Il la serra contre son cœur et se sentit étrangement mieux.
Jason avait froid. Il était sorti tant bien que mal du lac gelé, où sa voiture allait bientôt sombrer, entourée des couvertures de survies qui flottaient sous la lune comme des nénuphars phosphorescents. Il avait nagé de toute ses forces vers la rive, conscient qu’il risquait de se trouver en hypothermie. Il ne sentait plus ses jambes, et eu toutes les peines du monde à se mettre debout. La pluie , battante, rendait la terre boueuse et compacte. Jason leva la tête. Une petite lumière se dégageait de la pénombre qui l’entourait. Venait-elle d’une fenêtre , ou d’une lampe ? Jason n’en savait rien, mais son instinct lui commandait d’aller vers elle, tel un papillon de nuit qui vole vers une lampe.
Atteindre la maison ( car c’était d’une maison que la lumière provenait) lui sembla pendre une éternité. A plusieurs reprises, il crut s’évanouir, mais il tint bon. Il eu un dernier regard pour le lac où sa voiture avait désormais disparue. A sa grande surprise, on distinguait encore les couvertures, mais elles n’apparaissaient que sous forme de tâches dorées, à présent. En chancelant, Jason s’approcha de la seule fenêtre éclairée. Si seulement il avait levé les yeux ! Il aurait vu une jolie plaque en céramique qui, accompagnée du numéro six, portait l’inscription « Lola Bernier ». Pourtant il ne le fit pas. Ébloui, il colla sa tête contre la vitre embuée en distingua la silhouette d’une jeune femme. Elle lisait, assise à une table. Sa peau était de la couleur du café au lait, et elle semblait très absorbée par sa lecture. Jason tenta d’appeler à l’aide, mais ses lèvres gercées jusqu’au sang et figées refusèrent de lui obéir. Il sentit son corps l’abandonner. Dans un dernier effort, il s’apprêtait à frapper au carreau lorsque la jeune fille leva la tête.
Lola reposa les ciseaux sur la table. Elle referma le journal et le plia en quatre. C’est à ce moment-là qu’elle perçut quelque chose d’anormal. Quoi ? Un détail. Juste un infime changement dans la qualité de la lumière, tel un nuage traversant le ciel. La jeune fille leva alors la tête vers la fenêtre et, de surprise, de frayeur, faillit pousser un cri. Elle demeura bouche ouverte, figée, littéralement paralysée par le regard de l’homme qui la fixait à travers les carreaux.
Un homme, vraiment ?... L’inconnu avait la carrure d’un ogre. Sa large face ronde était collée à la vitre. Insensible à la pluie qui lui plaquait les cheveux sur le front et ruisselait en gouttes épaisses le long de ses joues, il la scrutait avec des yeux de loup. Lola fut secouée d’un frisson. Ce qu’il fallait avant tout, c’était échapper à ce regard. Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s’éloigna en s’efforçant de ne pas courir.
Jason ne comprenait pas. Pourquoi la jeune femme avait-elle eu peur de lui ? Pourquoi l’avait-elle laisser ? Il tomba à genoux, puis à plat ventre. La porte s’ouvrit, et Lola s’accroupit près de lui. Il sentit qu’on lui prenait le pouls. Cela lui causa une telle douleur qu’il cria. La jeune femme le lâcha, et il vit ses jambes courir à toute vitesse à l’intérieur. Sans doute allait-elle appeler les secours. Mais il était trop tard. La douleur le quitta, et, dans un dernier souffle, prononça ce nom maudit qu’il ne parvenait pas à oublier. « Lola…. »