Russel Banks

Russell Banks est de passage en France, où il est l'invité d'honneur des Etonnants Voyageurs, à Saint-Malo.

A. MEYER POUR L’EXPRESS

Le titre de votre livre fait référence à la sonde spatiale Voyager 1, lancée en 1977 par la Nasa. Pourquoi ce clin d'oeil?

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Le satellite Voyager a été créé pour traverser le système solaire sans tomber dans les orbites des planètes, mais aussi pour passer suffisamment près d'elles pour réussir à les voir clairement. Cela me semblait être une bonne métaphore du travail de l'écrivain. Il doit être suffisamment près des choses pour les voir, mais pas non plus trop près, car il risquerait d'être aspiré.

C'est aussi une métaphore du mariage, de mes mariages en tout cas! En couple, je suis toujours attiré vers le monde de l'autre, mais, en même temps, j'essaie de ne pas trop subir sa gravité, sans quoi je me désintégrerais dans l'atmosphère...

"Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l'Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort." Pourquoi avoir placé en exergue cette phrase extraite de Mémoires d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar?

L'expérience de la vieillesse est au coeur de ce livre et de mes pensées. Plus je vieillis, plus je vois ma mort avec netteté. J'ai 77 ans. A l'époque où j'ai lu Mémoires d'Hadrien, j'en avais environ 22. Je me souviens avoir été profondément ému, sans trop savoir pourquoi. J'avais recopié cette citation et l'avais accrochée au-dessus de mon bureau.

Elle a été une sorte de guide qui m'a aidé à me concentrer sur mon travail. Le livre a été écrit par quelqu'un d'âgé qui s'approche du dernier voyage. Il était inévitable que je finisse par y revenir moi-même. Lorsqu'on s'approche de la fin, on repense forcément à ses débuts.

Russel Banks

"Il est très difficile d'écrire sur Trump, car il se situe au-delà de la satire," constate Russel Banks.

© / A. MEYER POUR L’EXPRESS

Originaire du Massachusetts, vous voyagez beaucoup et vivez entre Miami et l'Etat de New York. Où vous sentez-vous chez vous?

Nulle part... et partout! Où que je sois, je me sens capable de m'impliquer dans le monde avec le même degré d'intensité et de passion. En même temps, je n'ai pas l'impression d'avoir un chez-moi. Mais ce n'est pas un problème. Certains écrivains, comme William Faulkner, sont très ancrés dans un seul et même lieu. D'autres, comme Ernest Hemingway, sont chez eux dans toutes sortes d'endroits. Je m'inscris davantage dans cette deuxième tradition.

Les deux ont d'ailleurs toujours coexisté dans l'histoire de la littérature. L'oeuvre de Nathaniel Hawthorne est tout entière enracinée dans le même petit village du Massachusetts. Tandis que les livres de Herman Melville, son contemporain, parcourent le monde entier, du Mississippi jusqu'au Pacifique Sud.

Dans l'un des plus beaux articles du recueil, "L'Ile des esclaves", vous citez James Baldwin et rappelez que "le récit de la race est le récit de l'Amérique". Est-ce à dire que la question noire est la clef de compréhension de l'histoire des Etats-Unis?

Tout à fait. En tant que pays et en tant que peuple, nous avons été conçus dans ce péché qu'est l'esclavage. Les Américains en ont conscience, mais ils ont aussi une vision idéaliste d'eux-mêmes. Ils ont des ambitions très élevées en termes d'institutions démocratiques et de liberté. Ils vivent dans la contradiction permanente.

Cette dialectique n'est pas près de disparaître. Elle est extrêmement ancrée dans notre manière de nous voir et aussi de ne pas voir qui nous sommes. Des figures prophétiques, comme Martin Luther King, James Baldwin et Malcolm X, ont souligné cette contradiction et nous ont mis en garde. J'ai été très heureux du succès de I Am Not Your Negro, le documentaire de Raoul Peck.

Que pensez-vous des premiers mois de la présidence Trump?

Plus j'y pense, plus je me dis que l'élection de Trump devait se produire. Elle est le résultat d'un long rapprochement entre l'industrie du spectacle et le secteur de la politique. Celui-ci remonte aux années Reagan et s'est poursuivi avec Arnold Schwarzenegger. C'est à ce moment-là que le financement du système politique a progressivement été pris en charge par les grandes entreprises. Plus les institutions politiques, l'industrie du spectacle et les grandes corporations se rapprochent, plus il devient inévitable qu'un clown soit élu président.

L'Amérique est-elle en train de devenir isolationniste?

J'en ai bien peur. Cela durera probablement aussi longtemps que les républicains seront au pouvoir. Certes, Trump se heurte en ce moment à des réalités auxquelles il ne peut échapper. Il découvre que la réforme fiscale, les alliances internationales, les accords commerciaux sont des choses bien plus compliquées qu'il ne le pensait... Sa dynamique reste néanmoins isolationniste. N'oubliez pas que nous sommes en guerre depuis 2001. Le pays est fatigué d'être au combat à l'étranger.

Quel regard portez-vous sur sa politique intérieure?

Je suis très inquiet. L'éducation, l'environnement, la Sécurité sociale, les réglementations bancaires...: sur toutes ces questions domestiques, Trump est extrêmement conservateur. Les personnes qu'il a nommées sont des ennemis des secteurs dont elles sont chargées. La ministre de l'Education est contre l'éducation publique. Le ministre de l'Agriculture est opposé aux questions environnementales et écologiques. Il est très difficile de donner sens à tout cela...

Au cours des vingt-cinq dernières années, l'Amérique est devenue une ploutocratie. Mais, jusqu'à maintenant, les choses restaient dissimulées. Avec Trump, la ploutocratie se dévoile, elle est à découvert. Le pays est dirigé par des millionnaires.

L'Amérique de Trump inspire-t-elle les écrivains?

Oui, bien sûr. Mais ils ont besoin de temps pour apporter une réflexion suffisamment profonde et distanciée. Il est très difficile d'écrire sur quelqu'un comme Trump, car cet homme se situe au-delà de la satire. Il est une caricature de lui-même. Pour les écrivains comme moi, la priorité est d'écrire moins sur lui que sur les conséquences de ses politiques.

Comment la politique de Trump affecte-t-elle la vie des gens ordinaires? Les "petits Blancs" en bénéficient-ils?

En fait, non. Car les politiques suivies depuis des années ont eu des effets terribles sur les gens. Toutes ces personnes se sont vues abandonnées et reléguées par la ligne ultralibérale avec son cortège de conséquences. Personne n'a voulu en anticiper les effets. Et c'est pourquoi Trump a finalement gagné. C'est aussi la raison pour laquelle Marine Le Pen, chez vous, recueille tant de soutiens.

Alors, il faut que les démocrates réagissent...

Evidemment! Ces dernières années, j'ai vraiment apprécié le mouvement Black Lives Matter, dont il existe peu d'équivalents hors des Etats-Unis; c'est un mouvement global qui n'est pas seulement économique. J'espère qu'on ressortira des prochaines élections avec un engagement renforcé pour les jeunes Américains. Tout viendra, de toute façon, de la jeunesse... Le problème toutefois des moins de 30 ans, c'est qu'ils ne peuvent pas garder le souvenir d'un monde différent...

Vous restez indéfectiblement attaché à l'esprit de la gauche américaine. Qu'attendez-vous d'elle?

Lors de la primaire démocrate, j'ai soutenu Bernie Sanders. Et, figurez- vous, j'ai même versé de l'argent... Pas énormément: 200 dollars, mais quand même! Sanders n'exigeait pas de dons élevés. C'est un très bon point, d'ailleurs. Il a constitué une vraie bouffée d'oxygène. Il s'est montré très sensible à la relégation de pans entiers de la population dont nous parlions tout à l'heure. Il s'est en partie adressé au même segment de population que Trump, mais, lui, il l'a fait sur une base non raciste, universaliste.

Trump va-t-il achever son mandat?

Non, cela m'étonnerait. Il va encore tenir un ou deux ans, au maximum; mais après il sera sans doute rattrapé par son passé... Il a dû passer, pendant trente ans de business, des marchés véreux avec des oligarques russes.

Aujourd'hui, la France est engagée dans une guerre churchillienne contre le terrorisme islamiste...

Il m'est difficile de livrer une expertise précise des Etats-Unis. Mais ce que je vois, c'est que la multiplicité des opérations policières et militaires est assez similaire à ce qui s'est passé chez nous après le 11 Septembre. C'est assez alarmant.

Festival Etonnants Voyageurs: du 3 au 5 juin, à Saint-Malo.

Voyager, de Russell Banks. Actes Sud, 320p., 22,50¤.

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