L’édito de Michel Le Bris

Écrivains et artistes dans le chaos du monde

Que peuvent les écrivains dans le chaos du monde ? La fatwa lancée contre Kamel Daoud par un groupe de supposés penseurs a frappé de stupeur nombre d’artistes en lutte dans les pays arabes – et au-delà. Preuve s’il en était besoin du bouleversement de nos coordonnées mentales, tandis que se multiplient les excommunications dans un climat d’hystérie, et que fleurissent les mots tabous, « stigmatisation  », «  islamophobies  », qui sont autant d’intimation à se taire, à ne plus penser. Dernier sursaut de systèmes de pensée agonisants, redéfinition des lignes de partage ? Une boussole, dans ce tumulte : la voix des écrivains, des poètes, des cinéastes, dont l’honneur, pour reprendre l’expression de Vaclav Havel est d’être, face aux totalitarismes, face aux idéologies, les gardiens du sens des mots. Et les mots, aujourd’hui, hors des salons académiques, pèsent leur poids de sang.
Coupable «  d’essentialisation  » (autrement dit de généralisation abusive), Kamel Daoud évoquant le rapport de l’Islam à la femme à propos des événements de Cologne ? Plutôt que ces censeurs, mieux vaut écouter, pour en juger, tous ceux et celles qui payent chèrement en terre d’Islam le fait de prendre la parole…
Dans le bouleversement en cours, les femmes occupent une place centrale. Comme actrices, et comme premières victimes. Et si cela vaut particulièrement dans le monde islamique, partout elles sont la cible. Des traditionalismes, des intégrismes, des totalitarismes – pour lesquels elles incarnent, dès lors qu’elles prétendent vivre, la modernité, l’Occident, la liberté revendiquée des esprits et des corps.
Un changement de nos coordonnées mentales, contre la fermeture des esprits et des frontières : cela nous concerne tous, au plus profond, dans notre rapport aux autres et à nous-mêmes. Dans notre perception par exemple du religieux, autrement dit de l’imaginaire, du symbolique, si ridicule dans nos arrogantes certitudes qu’elle nous laisse démunis contre les intégristes.

Où l’on retrouve la littérature de nouveau. Le poème contre les idéologies, contre les intégrismes. Car le poème témoigne d’une affirmation de transcendance, d’un arrachement à ce qui prétend nous déterminer et nous contraindre. Face à ceux qui s’acharnent à nous prétendre «  déterminés par nos contextes  » – et dans ce cas, en effet, ce sont toujours les contextes qui sont coupables, ce qui pour certains sociologues s’appelle «  comprendre les causes  », mais ce sont les choses qui sont mues par des causes – ce qu’affirme le poème, traversant les âges et les cultures, est que nous sommes capables d’œuvres, que nous sommes mus aussi par des buts. Et que c’est là notre grandeur. D’où procède la part vivante de «  l’être ensemble  ». La dimension poétique de l’être humain face aux idéologues : là est le véritable clivage, dans les débats qui font rage. Pourquoi croyez-vous que ces derniers n’ont de cesse dès qu’ils en ont le pouvoir, d’interdire la musique, de brûler les livres, de détruire les monuments, tout ce qui témoigne d’une verticalité de l’être humain ?

Ce sont ces réflexions qui auront guidé la préparation de cette édition : faire le point, donner à voir, faire entendre la voix des écrivains et des artistes du Maghreb, du Moyen-Orient, de Turquie et d’au-delà dans les débats qui agitent le monde et nous agitent. Faire entendre autre chose peut-être sur l’Islam – car les lignes de partage dans nos débats, traversent aussi l’Islam depuis longtemps – et sur la place du poétique, autrement dit du spirituel dans la création de «  l’être ensemble  » un certain Islam aurait peut-être des choses à nous dire…

À l’autre extrémité du monde, mais si proche dans nombre des débats qui la traverse, l’Amérique d’aujourd’hui dans tous ses états. Voici bien longtemps que nous n’avons pas consacré une large part du festival à nos amis américains. L’anniversaire de la mythique collection «  Terre d’Amérique  », celui aussi de la non moins mythique collection «  Rivages noir  » et des 10 ans de Gallmeister, nous a paru l’occasion d’y revenir, avec pas moins de 25 auteurs venus tout exprès !

À quoi s’ajoute l’ouverture, bien timide encore, de Cuba – l’occasion pour nous de faire découvrir de jeunes écrivains de cette génération qui se dit-elle même non sans provocation «  génération zéro  ». Avec aussi la nouvelle vague jamaïcaine, haïtienne, antillaise : la Caraïbe en mouvement !

Et puis, littérature toujours, l’amorce d’un phénomène qui pourrait s’avérer aussi riche que fut la vogue de littérature «  noire  » dans les années 70, dont le regard, les manières d’écrire, devaient imprégner la littérature dite générale dans le monde entier : le temps vient, semble-t-il, pour la science-fiction de sortir de son ghetto. Elle l’a fait, déjà, par le cinéma et les séries TV mais en restant perçue comme un «  genre  ». Voici que les écrivains de littérature générale se tournent vers les formes de la science-fiction pour dire l’inconnu de ce qui vient. Faut-il s’en étonner quand notre modernité, aussi, se dit transhumanité, intelligence artificielle, robots, porte des étoiles, changement de notre rapport à la nature et à l’animal ?
Le monde qui vient sera dit, sera pensé, ou il sera subi.

Michel Le Bris