Aviva

Écrit par VERMEEREN Marie (3ème, Collège de la Source de Mouthe), sujet 2. Publié en l’état.

- Je ne sais pas, je sais seulement qu’ils fuient, comme nous.
Je restai indécise face à l’ignorance de mon grand frère. Il savait toujours tout Aharon, alors je ne comprenais pas. Il serra un peu plus fort ma main dans la sienne en accélérant le pas. Je devais courir, faute d’avoir des jambes plus petites que les siennes. Ma petite étoile jaune, bien que cousue sur mon manteau brun, se balançait au rythme de mes pas de course. Tous ces gens devant nous, au moins une centaine, qui portaient tous la même étoile que moi. On les rejoint bientôt et Aharon se cala sur leur marche qui était rapide. Je ne savais pas ce qu’il se passait, et cela créait en moins un sentiment de crainte. J’avais froid, malgré le manteau assez épais que j’avais sur le dos et mes petites bottines déjà assez usées. Mon grand frère remarqua que je claquais des dents, alors il s’arrêta et s’agenouilla devant moi avec un sourire, me passant son écharpe autour du cou. Il reprit rapidement sa marche, et son odeur me rassura, l’étoffe me réchauffant par la même occasion. Je faisais attention où je marchais, car parfois apparaissaient des plaques de verglas sous la neige retournée par des pas pressés.

Quand tout le monde s’arrêta enfin, j’étais tellement contente de ne pas être tombée que je ne remarquais pas tout de suite que l’on montait dans un train. Heureusement, je me retrouvai dans le même wagon qu’Aharon, qui s’était placé derrière moi, les deux mains sur mes frêles épaules. Une personne se plaça devant moi, et ma vison fut obstruée. J’étais collée contre Aharon et cette femme. Je fronçais rapidement le nez : elle puait le parfum, alors trop cher pour être acheté par notre famille. Je me tortillais pour essayer de reculer, mais sans succès. Je devinai le sourire de mon frère quand il me caressa doucement les cheveux. Un bruit de porte qui coulisse retentit, puis ce fut la pénombre presque totale. Personne ne dit mot, et le train démarra, ce qui manqua de me faire tomber. La présence de mon frère me rassurait, et c’était sur lui que je me concentrais pour ne pas me mettre à pleurer. Une question me taraudait néanmoins depuis qu’on était partis de notre maison où Papa et Maman étaient encore. Je me tortillais de nouveau pour me retourner vers mon frère. Je levai la tête vers lui, et il m’adressa un léger sourire.
- On va où ?
Il secoua doucement la tête et son sourire fut plus doux, comme son regard.
- Loin.
- Pourquoi ?
Il me montra son étoile qui était plus grande que la mienne. Je ne comprenais pas : comment ce bout de tissu jaune pouvait être dangereux ?
- Elle est tellement belle que des gens méchants veulent nous la piquer.
Je fronçais les sourcils : c’était absurde ; ils n’avaient qu’à s’en fabriquer eux-mêmes au lieu de nous la voler !
- Ils sont bêtes ! M’exclamai-je vivement.
Mon grand frère mis son index devant ses lèvres alors que des gens plus grands que moi me toisaient d’un œil sévère. Je m’en fichais, mais Aharon me fit comprendre que je devais faire moins de bruit. Vexée, je me tournais de nouveau et croisa les bras.
On avançait toujours, et personne ne parlait. Et en plus, la dame puait toujours. J’en avais marre de ne pas savoir ! Je n’étais plus un bébé ! Déjà 8 ans, vous vous rendez compte ? Mais même si je n’étais plus toute petite, Maman et Papa me manquaient quand même. Et puis je commençais à en avoir marre, je trouvais le temps long, et je commençais à avoir mal aux jambes ! Plusieurs autres personnes alentours commencèrent à se trémousser, sûrement sujettes aux maux de dos ou de jambes. Je n’en avais pas vraiment la place, mais je décidais quand même de me laisser glisser au sol. Je me retrouvais blottie dans les jambes de mon frère, recroquevillée sur moi-même.

Je pense m’être endormie, car lorsque mes yeux s’ouvrirent, j’entendis des gens crier dehors, des mots que je ne comprenais pas. Mon frère me souleva par les aisselles.
- Allez debout, me pressa-t-il.
Je me frottai les yeux. Je n’étais pas en mesure de réfléchir rapidement, encore toute ensommeillée.
- Il se passe quoi ? Lui demandai-je d’une petite voix.
- Tu te rappelles des gens qui veulent nous piquer notre étoile ?
Je hochais lentement la tête.
- Et bien ils sont dehors et vont venir nous la prendre.
Une peur se réveilla en moi, sans que je puisse l’expliquer. Quelque chose comme un mauvais pressentiment qui me poussa à me coller à mon frère, qui regardait sans arrêt autour de lui. Puis, alors que les soldats allemands tentaient en vociférant de casser le cadenas qui retenait la porte, je me retrouvai en l’air. Aharon se fraya un passage parmi la foule qui grogna à chaque bousculade, même si mon frère s’excusait. On se retrouva alors au fond du wagon. Je vis une caisse en bois devant moi, qui contenait quelques marchandises. Mon frère me disposa à l’intérieur, et je le regardai, mes grands yeux remplis de crainte et d’incompréhension.
- Ne bouge pas, ils ne te verront pas et ne pourront pas venir chercher ton étoile, me rassura-t-il en souriant.
- Et toi ?, implorais-je.
Il secoua doucement la tête.
- Je vais les battre avec mes muscles, ria-t-il doucement.
Je l’imitais et pris cela comme un jeu. Je ne me doutais en aucun cas que les nazis allaient déporter mon frère et tous les autres juifs qui peuplaient alors le wagon ; eux bien conscients de ce qui allait se faire. Puis la lumière fut. J’entendis beaucoup plus distinctement les personnes à la langue bizarre qui criaient des mots. Mon frère m’intima rapidement l’ordre de me baisser.
- Ikh bin in dir farlibt*, n’oublie pas, me souffla-t-il rapidement.
Je n’avais plus l’habitude du yiddish, alors peu parlé chez nous sans que je ne sache pourquoi. Néanmoins, je compris instantanément, mais ne pus pas lui répondre. Aharon avait déjà refermé le couvercle. J’écoutais tout ce qu’il se passait, tâchant de me faire toute petite dans mon abri en planches, comme si cela pouvait m’aider. Ma respiration s’était faite plus discrète, et soudain plus aucun bruit. Plus de cris, plus de pas rapides sur le bois, plus de pleurs ou de cris de femmes. Mais soudain, des pas. Ils se rapprochaient dangereusement de ma cachette. Ma respiration se coupa, mes yeux se fermèrent. Un mot prononcé, les pas qui s’éloignaient, la porte qui se referma, le train qui démarra. J’avais perdu mon frère.

Je n’étais pas sortie de la caisse, mais je pleurais silencieusement, ne comprenant que trop peu ce qui venait de se passer. J’attendais désespérément qu’Aharon vienne me chercher pour me dire en rigolant que la partie de cache-cache était finie. Mais cela n’arriva jamais. Pour me consoler, je humais régulièrement son odeur qui était demeurée sur son écharpe blanche, le seul souvenir, la représentante d’Aharon. Je ne savais pas combien de temps j’avais passé recroquevillée sur moi-même, ignorant la douleur physique des crampes, ou celle de la faim et de la soif. La douleur dans mon cœur était tellement plus forte. Cette fois, je ne m’étais pas endormie quand les portes s’ouvrirent de nouveau. Je pouvais voir la lumière orangée du soir entre les planches de la caisse. Cette fois-ci, je comprenais cette langue, le français. Enfin, quelques mots ne me disaient rien, je n’avais pas eu le temps de tout apprendre. J’avais en fait traversé toute l’Allemagne en partant de la Belgique pour me retrouver en Suisse, mais je ne le savais pas. Le couvercle s’était ouvert, des visages d’hommes étaient penchés sur moi. D’ailleurs, quelle tête avais-je ? Sûrement trempée de larmes et crasseuse. Ils parlaient vite, et dans mon état de confusion j’avais du mal à comprendre. Je ne me sentais pas à l’aise, et j’avais juste une profonde envie de dormir. Puis on me souleva comme l’aurai fait mon grand frère, pour me déposer sur une sorte de lit que l’on peut soulever. Je me sentais tout à coup mal, et je me penchai pour rendre un peu de bile. Et à nouveau je fus transportée, je le compris aux secousses occasionnelles que je subissais. Je n’ai presque aucun souvenir de ces moments, seulement que je me retrouvai dans un lit blanc entourée de personnes habillées de la même couleur, puis ce fut le noir.

Un nouveau réveil, de nouvelles personnes au-dessus de moi : des inconnus. Une femme et un homme qui me souriaient doucement. Je me sentais déjà mieux, mais je me rendais compte que je n’avais plus mes anciens vêtements, et donc plus l’écharpe blanche. Je me relevai presque instantanément, affolée. La dame sursauta et s’approcha de moi.
- Que se passe-t-il ? ; me dit-elle gentiment.
- Mon écharpe ! M’écriai-je un peu trop brusquement pour mon âge.
Elle s’approcha doucement du porte manteau et la décrocha pour me l’amener. Je devins plus calme en humant le parfum si familier d’Aharon qui commençait à s’effacer. La femme me regardait tendrement, alors que l’homme observait la pièce d’un air ennuyé. La dame inconnue s’assit sur une chaise non loin de moi.
- Comment t’appelles-tu ? Commença-t-elle doucement.
Je m’allongeai et tournai la tête vers elle.
- Aviva, répondis-je avec un sourire franc. Elle était jolie cette madame, et elle sentait bon. En plus, elle était gentille.
- C’est très joli. Je m’appelle Anne, et voici Jean, répondit-elle en désignant l’homme, qui me sourit en faisant un petit signe de la main.
Je hochai doucement la tête en serrant le tissu contre moi.
- Écoute...reprit-elle, assez gênée, nous allons nous occuper de toi le temps que tu retrouves ton papa et ta maman, tu comprends ?
J’approuvai, même si au fond de moi, non, je ne comprenais pas. Pourquoi je ne pouvais pas revoir tout de suite Papa et Maman ? Et Aharon ? Même en voyant son sourire rassurant, je ne pus retenir ma question presque vitale :
- Ils sont où Maman et Papa et Aharon ?
Elle se crispa et se mordit la lèvre, enlevant un peu de son rouge à lèvres. Quand j’y repense, cette question avait dû la mettre extrêmement mal à l’aise.
- Ils ne sont pas là pour le moment, mais tu les reverras peut être, s’empressa-t-elle de répondre en affichant un nouveau sourire, cette fois-ci vide.
- Je veux les voir maintenant, implorai-je.
- Ce n’est pas possible, je suis désolée.
Tout en gardant un air compatissant, elle se pencha pour m’embrasser les cheveux, suivi d’une rapide caresse de ceux-ci.
- Nous reviendrons te voir bientôt, me promit-elle en s’en allant, n’omettant pas de me faire un signe de la main, et un énième sourire.

Je me trouvais dans leur magnifique demeure, composée d’un grand jardin, et ils avaient un petit chien tout à fait adorable. Je n’aimais pas leur fille ; elle était trop superficielle à mon goût. Alors je ne lui parlai pas, et restait la plupart du temps dans ma chambre. Ils étaient très gentils avec moi, pas de problème là-dessus. Je sentais leur déception à chaque fois que je leur disais que ma famille ma manque. Ce n’était pas leur faute, mais c’était comme cela. Cette vie aurait plu à d’autre, à moi pas pourtant. Je menais une vie normale avec l’école et les vacances, quelques copains et copines ; mais pas d’amis. Je grandissais, tant physiquement que moralement, et le manque disparaissait doucement, en restant toutefois présent. On m’avait expliqué ce qui s’était passé pour mon frère, et j’avais compris sans grande difficulté. Chaque soir je remerciai Dieu et Aharon de m’avoir épargnée. Continuer de pratiquer la religion juive, celle qui avait failli me coûter la vie était un gros risque. Mon père adoptif n’était pas d’accord avec la croyance que j’avais. Ma mère adoptive n’était pas d’accord avec mon père adoptif. Et je me contentais juste de suivre mon instinct.

Un jour j’eus quinze ans. Un jour, quelqu’un sonna à la porte alors que je lisais dans ma chambre, allongée sur le ventre. Je me souviens de ce jour-là. Un jour, on ouvrit doucement ma porte. Un jour, j’aperçus des jambes que je ne connaissais pas, et je relevais la tête. Un jour, je vis mon frère sur le pas de ma porte. Ce fut le plus beau cadeau de ma vie.
Je restais sans bouger, complètement paralysée. Il pleurait, et je ne le reconnaissais presque pas. Le jeune homme de dix-sept ans avec une barbe tout juste naissante et une assurance qui se formait s’était transformé en un homme de vingt-quatre ans étonnamment recroquevillé sur lui-même, peu sûr de lui. Puis soudain, après toutes ces constatations, mon corps se leva précipitamment de lui-même pour se jeter dans les bras de mon protecteur, qui manqua de tomber, laissant éclater le même rire qu’il y a sept ans. Les larmes coulaient d’elle-même, et je ne cessais de cessai de répéter que j’étais désolée, infiniment désolée. Il me caressait lentement le dos pour m’apaiser en ne pipant mot.
- Ikh libe ir aoykh**, lui soufflais-je une fois calmée de mes pleurs.
Il me serra plus fort pendant quelques instants, avant de se détacher doucement de moi.
- Tu n’as plus huit ans, on dirait, me taquina-t-il avec un sourire.
Je lui adressai un léger coup de poing dans l’épaule, ce qui le fit rire. Un vrai rire. Le camp ne lui avait pas volé ça, au moins. Je me sentais gênée, mal à l’aise de ce sacrifice qu’il avait fait pour moi. Ne tenant plus, je m’assis sur mon lit, et il m’imita plus lentement.
- J’ai une dette envers toi, annonçais-je en le regardant dans les yeux.
Il secoua la tête en souriant, ce qui me rebuta.
- Je refuse que tu aies vécu tout ça pour moi, tu comprends ?, rétorquais-je un peu trop vite à mon sens.
- Écoute, c’était pour te préserver, et je ne regrette pas ce geste. Toutes les souffrances que j’ai pu encaisser ne sont pas de ta faute. Si tu veux absolument en en vouloir à quelqu’un, c’est à Hitler.
Une lueur de colère, ou de haine, s’alluma puis s’éteignit aussi vite qu’elle était venue dans ses yeux. Je comprenais cette réaction, mais je ne savais pas comment le prendre. Je m’abstins d’un quelconque commentaire, comme je savais si bien le faire. Alors qu’un silence se fit, je me tournai subitement vers lui.
- Papa et Maman ? L’interrogeais-je.
Il secoua la tête ; pas besoin d’en dire plus. Une larme coula sur ma joue, puis une seconde. Je les essuyais rapidement, avant d’assaillir mon frère de questions en riant.

J’avais appris qu’il vivait non loin de la maison de ma famille adoptive avec un colocataire plus jeune que lui qui avait juste la majorité. On vivait bien, et je considérais maintenant cette famille comme la mienne, bien que je continuais à penser que ma petite sœur adoptive était une peste. Je faisais de mon mieux pour la supporter, même si cela s’avérait être une tâche compliquée. Je préférais sans aucun doute mon frère qui doucement reconstruisait sa vie avec une nouvelle petite amie qui était devenue par la même occasion une de mes connaissances proches. Et puis l’ancien colocataire d’Aharaon qui se nommait Amos était devenu ma relation la plus proche, si vous voyez ce que j’insinue. Qui plus est, il était tout comme moi pratiquant de la religion juive.
J’étais devenue plus forte, et je profitais de la vie. C’est tout ce qui comptait maintenant, en plus de la fin du nazisme. Un jour, je me suis promise de prier pour Hitler, de me désoler qu’un être humain aussi dénué d’intelligence ait pu exister. Ce sera ma vengeance personnelle, ma revanche, mon salut.

Fin

* « Je t’aime » en Yiddish
** « Je t’aime aussi » en Yiddish