Courage populaire

Écrit par HENRY Justine (1ère, Lycée Claude-Nicolas Ledoux de Besançon), sujet 1. Publié en l’état.

« Tu sais, je dois t’avouer quelque chose. Depuis quelque temps je n’arrive pas à m’endormir. Tous les soirs, nuits après nuits, me reviennent les images de mon enfance. Le jour où, à table, mes parents me parlent d’eux, me disent de faire attention, qu’ils ne sont pas comme nous.

Un autre jour encore je me souviens de ma grand-mère me tirant par le bras, me rapprochant d’elle comme pour me protéger de ces passants que je ne connaissais pas. Sans dire un mot elle avait inscrit en moi une certaine peur que je ne comprenais pas. Je te dis tout cela parce que j’ai un peu honte de ne pas pouvoir m’échapper de mon enfance, d’être prisonnier de sentiments inavouables.
J’aimerais que tu me comprennes et que tu m’aides à dépasser ces émotions qui n’ont pas de sens. J’aimerais que tu m’aides à grandir.

J’avais environ dix ans à l’époque. Après avoir fait le tour du centre-ville parisien et séjourné quelque temps chez ma grand-mère, mes parents s’étaient rabattus sur un quartier en bordure de ville, pauvre, sale, dans un des HLM qui constituaient la banlieue, qui ressemblaient à de grands arbres gris de béton. Je me souviens encore de ma première impression en arrivant. Première chose qui me vienne à l’esprit ; l’odeur. Un mélange poubelle et détergent très subtil. Les immeubles qui nous entouraient me paraissaient immenses alors, on ne pouvait remarquer qu’eux : le reste, les alentours, étaient dénués de végétation. Arrivé devant notre nouvel habitat, un immeuble quelconque comme tous les autres, j’avais remarqué que contrairement à la rue, l’entrée n’était pas vide. La porte d’entrée franchie (dont la peinture semblait dater d’un nombre d’années certain), j’avais aperçu deux hommes à l’intérieur. Ils étaient jeunes, habillés en tenue type des gars de cités ; jogging, basket, casquette et sweat, dont la capuche était rabattue par-dessus. Ils étaient noirs. Instinctivement, je m’étais rapproché de mes parents, qui s’écartèrent consciencieusement des deux jeunes, qui nous dévisageaient d’un œil sombre, comme si nous étions des intrus profanant un territoire qui leur appartenaient. Un accueil chaleureux en somme. J’étais encore petit à l’époque et je n’avais encore pas ou très peu côtoyé des gens noirs. J’en avais bien sûr déjà rencontrés au détour d’une rue, mais jamais je n’avais été si impressionné par leur présence. Nous avions rapidement monté les escaliers, l’ascenseur n’étant pas utile (et soit dit en passant, non fonctionnel) ; nous habitions au premier. Je me rappelle encore que tous les meubles étaient déjà en bonne partie déballés dans l’appartement exigu qui constituait notre nouvel habitat. »

Je m’arrêtai un instant dans mon récit. Je frissonnai, l’allée où je me trouvais était déserte. Je fis quelques pas le long de l’allée de gravillons, sans pour autant aller très loin, revenant très vite sur mes pas.

« Ensuite, lors de notre premier repas dans l’HLM, mes parents avaient commencé à me faire des recommandations. « Christian, je voudrais que tu fasses attention à ne pas sortir sans nous le dire, surtout le soir. On est plus chez mamie maintenant. » « Pourquoi papa ? » je m’entend encore demander. « Les gens en bas, qu’on a vu en arrivant, c’est pas des bonnes fréquentations. C’est que des jeunes paumés, sans travail, qui trouvent rien de mieux à faire que de tremper dans des affaires louches, ou de jouer à la petite racaille. Interdit donc de sortir sans nous avertir, maman ou moi, c’est clair ? » A cet instant, j’avais immédiatement repensé au regard noir des jeunes d’en bas. Mon père ne manquait d’ailleurs plus une occasion pour me rappeler à l’ordre, en tout cas dans les jours qui suivirent. La population des HLM étant tout de même massivement noire, j’en rencontrais beaucoup sur le chemin de l’école, le matin et le soir. Je m’appliquais à ne pas les croiser sur le même trottoir ; mon père m’en avait tellement parlé que j’avais désormais peur de presque tout le monde, à cet âge-là. Qu’on est bête quand on est petit, tu ne trouves pas ? Et influençable aussi. »

Je m’interrompis un instant pour me moucher. Le bouquet que j’avais dans les bras me gênais un peu, j’étais allergique à certaines fleurs des champs. J’en avais ramassées quelques-unes en arrivant pour le compléter et mettre une touche de couleur au milieu des fleurs blanches.

« J’étais prêt à faire de grands détours pour être tranquille ! Etonnant n’est-ce pas ? J’avais pourtant l’impression d’être entouré de regards hostiles, comme si je n’étais pas à ma place. Est-ce que ces regards lancés étaient réellement aussi terribles que je le pensais ? Ou étais-ce la simple dérive de mon esprit d’enfant trop imaginatif ? Je crois que je ne connaitrai jamais la réponse. Je devenais très angoissé, et mes parents n’arrangeaient pas les choses en me grondant, lorsque je rentrais trop tard de l’école, à cause de mes détours. Malgré tout je croisais toujours les deux jeunes dans la cage d’escalier de l’entrée, cigarettes ou choses étranges à la main, que je prenais pour de la drogue. Tu étais l’un d’eux, tu te souviens ? J’avais toujours peur que vous m’enrôliez dans votre bande, ou me forciez à prendre une cigarette, et j’aurais été perdu à mon tour. Et toujours ces regards qui me paraissaient si menaçants ! Est-ce que c’était parce que je rentrais seul de l’école que vous étiez si fâchés ? Mais du coup, je courais presque et montais les marches de l’escalier quatre à quatre, terrifié par vous deux. »

J’avais les yeux humides à cause du vent. Il pénétrait l’épaisseur de mon manteau et je le serrai un peu plus fort contre moi. Le froid renforçait plus encore le sentiment de solitude du lieu.

« Mais tout a changé le jour où… Tu t’en souviens sûrement, sinon tu ne serais pas là aujourd’hui et moi non plus. J’allais traverser la rue, pour rejoindre l’immeuble, l’école était finie. Vous étiez les deux dans la cage d’escalier, comme à votre habitude. J’étais à mi-chemin du passage piétons, presque arrivé sur le trottoir, quand je t’ai vu, me dévisageant avec des yeux immenses. Tu t’es soudain précipité sur moi, en faisant de grands gestes, pendant que celui à côté de toi te regardais, incrédule, sans comprendre, te ruer hors de la cage d’escalier. Sur le moment je n’ai pas compris, j’ai cru que tu voulais ma peau, que j’étais foutu. Tu criais, mais je ne te comprenais pas, figé dans cette vision qui me paraissait surréaliste. Tétanisé de peur je n’avais pas réussi à bouger. Comment j’aurai pu ? Tout était arrivé si vite. A peine m’avais-tu violemment projeté en arrière en te jetant sur moi, que je t’ai vu voler, percuté par la voiture. Après tu es resté au sol en face de moi, à terre, sans bouger. »

Il commençait à faire nuit, j’allais devoir partir.
« Malgré toi, tu m’as fait comprendre que je m’étais trompé sur ton compte, et je le regrette aujourd’hui. Tu m’as ouvert un peu plus les yeux, mais je me rends compte que cette appréhension face aux personnes noires ne m’a jamais vraiment quittée. C’est pour ça que je suis venu me confier à toi aujourd’hui. Avant je n’étais pas prêt je crois, mais maintenant j’aimerais essayer de changer. Tu pourras peut-être m’y aider de là où tu es, si jamais tu m’entends. Mais je vais te laisser, il se fait tard. Ça m’a fait du bien de te parler. Je reviendrai plus tard, je pense. Ce n’est pas la seule histoire que j’ai à te raconter. »

La nuit était en effet déjà tombée. Je déposai mon bouquet de chrysanthèmes sur sa tombe grise et froide, où je passai furtivement la main. Puis je pris le chemin de la sortie, dépassant le portail en fer forgé dont la peinture s’écaillait, un dernier regard en arrière pour cet inconnu à qui je devais la vie.