La couleur de la différence

Écrit par DEFRANCE Ombeline (1ère, Lycée Lalande de Bourg-en-Bresse), sujet 1. Publié en l’état.

J’aimerais que tu m’aides à grandir.
Au fond, j’essaie de me rassurer. Je prie silencieusement, espérant que cette crainte que je sais infondée, ne soit qu’un vulgaire filtre voilant la vérité. À quinze ans finalement, est-on réellement maître de ses pensées ? J’ai beau me figurer être parfaitement lucide, je sais que quelque part, j’ai hérité d’une sorte de vision faussée provenant de ma famille. Une idée préconçue, qui lentement, a germé en moi, vicieusement, s’est infiltrée dans chaque fibre de mon être. Je respire pathologiquement cette peur viscérale.
La peur de l’autre.
As-tu seulement idée de l’horreur de mettre le pied en dehors de chez soi chaque matin ? Comprends-tu le malaise qui m’assaille lorsque je croise ce regard, qui me paraît si méprisant et réprobateur ? As-tu déjà vécu ce sentiment de haine silencieuse qui ne demande qu’à être hurlée, violemment réprimée par la promesse de mort qu’ils t’ont imposée ? Je suis... je suis ainsi. J’ai subi et j’en suis peut-être mort, quelque part. Et pourtant, d’un autre côté, je suis là. J’ai survécu. Mais je ne pardonne pas. Aide-moi à le faire, je ne demande que ça...

Je me rappelle alors, il y a dix ans de cela, la petite maison blanche qu’avaient achetée mes parents pour toute la famille. C’était à l’époque, une sorte de nouveau départ pour nous tous. Certains te diront que c’était surtout une manière de fuir mais nous, nous savons. Et la vérité s’apparente plus à la nouvelle vie que nous nous étions promise. Je n’avais que cinq ans, et je voyais alors le monde à travers mes yeux d’enfant, encore innocent. La ville ne me faisait pas peur. J’aimais errer avec ma grand-mère entre les étalages du marché dominical. On y allait à chaque fois et pour rien au monde je n’aurais oublié de me lever le matin pour m’y rendre. Je me souviens aussi, du doux parfum du confiseur, à l’angle de la rue. L’odeur m’amenait jusqu’à lui, malgré, je le sentais, la méfiance qu’il avait à mon égard lorsque je posais mes petits doigts grassouillets sur la vitrine fraîchement nettoyée. Mes sucreries préférées, c’était ces berlingots blancs, polis, toujours enfermés dans un petit bocal de verre au dessus du comptoir. En les apercevant, mes yeux se mettaient à briller, je sentais la salive s’introduire juste à la commissure de mes lèvres, mon ventre grognait chaleureusement. Je devais sans doute ressembler à un chien qui attendait impatiemment sa récompense. Mais essaie donc d’interdire à un gosse de regarder avec envie toutes ces couleurs, tous ces joyaux délicieusement désirés. Ma grand-mère arrivait alors au pas de course vers moi après avoir payé le maraîcher. Sa main, si douce et pourtant si noueuse, parvenait alors jusqu’à mon cou, jute au dessus de mes trapèzes, et sans mot dire, me ramenait à la raison. Avant de complètement me retourner, je me rappelle une fois, avoir regardé cette main. Et juste le fait de la voir me faisait alors comprendre que je n’étais pas comme eux. Je n’étais pas ce petit garçon blondinet qui déposait sa pièce de monnaie sur le comptoir, sur la pointe des pieds. Non. Je n’étais pas plus cette enfant aux yeux bleus et à la peau blanche qui léchait amoureusement sa sucette sur le bord de la route. Non. J’étais un autre. Un autre à la peau noire, aux cheveux noirs, aux yeux noirs et, jalousant le droit de ces gamins d’obtenir des sucreries, aux idées noires.
Qu’avais-je en commun avec eux ? Rien. Ainsi, lorsque je sentais les doigts glacés de ma grand-mère au contact de ma peau, je savais qu’il était peine perdue, que je n’aurai pas mes berlingots blancs. Sur le chemin du retour, je la voyais baisser les yeux et serrer un peu plus fort ma main lorsque nous croisions les passants. Elle laissait toujours au moins un mètre d’écart entre eux et nous, créant alors un « périmètre de sécurité » comme disait ma mère.
Je ne comprenais pas, à l’époque. Et peu à peu, la crainte s’immisçait en moi. Peut-être t’ai-je déjà croisé dans ces rues, je ne sais pas. J’avais le regard trop fuyant pour me souvenir du visage des passants. Je ne savais qu’une chose d’eux : ils étaient blancs et j’étais noir.
À la maison, j’observais passivement ma mère cuisiner. Elle est belle, ma mère. Si tu l’avais rencontrée, c’est ce que tu m’aurais dit. Elle a toujours ses cheveux noirs en chignon. Ses traits sont doux et harmonieux, et j’ai remarqué qu’elle penche légèrement la tête sur le côté lorsqu’on lui parle, comme pour mieux écouter. Ce que j’aime le plus chez elle, ce sont ses yeux en amandes, ses cils d’une longueur incroyable qui n’ont besoin que d’un battement pour charmer. Je me souviens un jour lui avoir demandé :
« Maman, pourquoi les Blancs ont droit aux bonbons et pas moi ? »
Elle m’a regardé en souriant, comme si j’avais dit une ânerie doucereuse. Puis elle a arrêté de tourner la cuiller en bois du bouillon de légumes pour s’approcher de moi. Elle s’est ensuite baissée à ma hauteur et m’a répondu :
« Les petits Blancs auront des caries, Melen, mais toi, tu garderas les dents blanches. »
Ce seul argument m’avait suffit. Je garderai donc les dents blanches. Inconsciemment, une sorte d’obsession pour cette couleur se construisait autour de moi. Tu sais, cette espèce d’attirance paradoxale pour quelque chose qui t’effraie. Ce besoin d’observer, de copier pour ne plus jamais ressentir la peur grandissante. Oui, cette obsession de la différence qui hypnotise tellement. Je voulais leur ressembler, appartenir à leur groupe... Posséder ce que moi je n’avais pas. J’étais né dans un corps noir, enfermé même. Je ne demandais qu’à être un des leurs... Sans les connaître, je les aimais, je les admirais, tout en ressentant cette crainte respectueuse.
Je sais ce que tu penses, au fond. À cinq ans, on s’invente des héros, des modèles. Et selon toi, que se passe-t-il lorsque ces idoles se retournent contre toi ?

Quelques années plus tard à l’aube de mes dix ans, je me souviens encore d’une rencontre. Elle a marqué ma vie jusqu’à présent, comme une cicatrice refusant de se refermer. Mais avant, je dois te dire une chose. Étrangement, j’ai toujours été le seul enfant noir à l’école. Sur les photos de classe, un coup d’ ?il suffisait à savoir où je me situais parmi les écoliers. Est-ce normal ou non, je ne sais pas... Quoi qu’il en soit, jusque là, qu’on soit enfant de couleur ou pas, cela n’avait pas son importance. Je jouais aux billes avec les autres, je faisais la course avec n’importe qui... Comme toi à ton âge, je suppose. Je conservais cela dit cette distance inconsciente avec mes camarades mais je n’étais pas pour autant un enfant exclu. Bien au contraire, j’essayais d’adopter leurs mimiques, leurs tics, en cachette, je l’avoue. Et puis, comme pour valider ce que j’avais observé, je m’avançais vers eux, triomphant, me mettant à gesticuler à leur manière. Parfois, je les voyais s’esclaffer de mon espèce de numéro. Cela ne me décourageait pas. Je me disais que je les faisais rire, et que c’était ainsi qu’ils m’intégraient. En surface...
Et puis, un matin, elle est arrivée. Bianca. Les cheveux longs jusqu’à la taille, le nez légèrement en trompette. C’est ainsi que la décriront mes anciens camarades si tu leur demandais. Or moi, je ne voyais rien de tout cela. Ce qui m’a marqué, ce sont ses petites tâches de rousseur sur les joues... Sa peau... Si blanche... Lorsqu’elle m’est apparue pour la première fois, le service en porcelaine de maman m’est aussitôt venu à l’esprit, impérieusement. C’est alors, à partir de là, de cet instant précis, que ma méfiance envers les autres s’est complètement envolée. Tous les avertissements, les recommandations de mes parents m’avaient l’air si futiles ! Je ne pouvais m’empêcher de la regarder, de contempler la blancheur parfaite de sa peau, jusqu’au bout des doigts. Alors un jour, complètement nu d’appréhension devant cette beauté ensorcelante, je me suis avancé vers elle pour me mettre en rang devant la classe, et sans autre forme de procès, lui ai saisi la main. Sa main blanche. Je l’ai sentie frémir à mon contact mais elle n’a rien dit. J’ai simplement fixé un point droit devant moi, je n’osais plus la regarder. Puis, doucement, elle a aussi refermé ses doigts. Je pense avoir souri, juste un peu... De l’heure suivante, je n’ai pas écouté le cours. J’ai même rendu feuille blanche pour un petit test de mathématiques, tu te rends compte !
Les semaines se sont écoulées à une vitesse qui dépassait l’entendement. Tout est arrivé si vite... Bianca et moi étions devenus inséparables. Après les cours, cartable en main, nous prenions le même chemin pour rentrer, si bien que nous avions pris l’habitude de marcher ensemble. Je la raccompagnais toujours en premier. Elle me disait au revoir en m’embrassant furtivement la joue et courait jusqu’à la porte d’entrée. Il m’est déjà arrivé de croiser le regard de quelqu’un de chez elle, à travers les rideaux. Et une fois conscient de l’avoir vu, le visage disparaissait aussitôt, s’évaporant tel un fantôme. Je me souviens parfaitement de la dernière occasion où nous avons pu rentrer ensemble. Bianca s’était fait deux couettes qui retombaient gracieusement et semblaient danser lorsqu’elle se mettait à sautiller sur le chemin. Elle ressemblait à un ange, ou une fée, je ne saurais la décrire autrement. D’accoutumée, je la laissais partir devant la clôture blanche de sa maison et j’attendais de la voir passer le pas de la porte, profitant des dernières secondes où j’avais la chance de la couvrir de mon regard. Mais cette fois, un homme, grand, imposant, se postait résolument devant la porte d’entrée. Lorsque Bianca est arrivée à sa hauteur, il l’a saisie par le coude et l’a fait violemment entrer. Avant de claquer la porte d’une force impensable, j’ai ressenti toute la réprimande, la haine qu’il m’adressait. Je perçois encore son regard, les éclairs qu’il m’envoyait... Je me suis ensuite senti vidé, une impression de fatigue s’est soudainement emparée de moi. J’ai alors longé le trottoir, tête baissée, essayant vainement de comprendre la raison de cette colère injustifiée dont j’avais été victime. Mettre un pied devant l’autre est lentement devenu une épreuve complexe, réfléchie. Je me rappelle ma chaussure heurtant par la suite une pointure nettement plus grande. J’ai relevé le menton, me trouvant nez à nez avec un de mes camarades de classe.
Sale nègre.
Je ne lui avais jamais parlé auparavant et c’est pourquoi, je dois te l’avouer, son prénom m’échappe à l’instant même.
Hein Mamadou !
L’angoisse me reprends rien que de me souvenir de son rictus cruel lorsqu’il m’a empoigné par le col de ma chemise blanche. À dix ans, peut-on être un tyran ? Il était accompagné de sa bande, trois au total. Des mômes. Des mômes ! Je sens encore mon poids s’écrasant contre le mur de la ruelle...
Negro !
… leurs poings de gamins s’acharner contre mon corps...
Gorille !
Quelle haine les animait ? Dis-moi ! Je repense à leurs genoux frappant furieusement mes côtes, cette sensation de tête sous l’eau lorsque l’air refusait de rentrer à nouveau...
Ouh ! Ouh ! Ah ! Ah !
Et puis leurs mots... leurs mots bien plus douloureux... Semblant venir d’une autre langue, gutturale, déchirante. Les comprenaient-ils seulement ? Étaient-ce leurs bouchent qui crachaient ce venin, étaient-ce leurs bouches d’enfants qui proféraient de telles injures ?
T’es trop sombre pour elle, le singe.
Et puis, je me souviens enfin de la libération, mon corps qui lâchait, s’affalant contre l’asphalte bouillant. Je les revois partir en riant aux éclats comme s’ils venaient de se raconter une histoire hilarante. Mon histoire. Peut-être la tienne aussi. _ Le goût d’un sang pâteux me parvenait à la langue. Ce sang, d’une teinte si passionnée...
Le Rouge et le Noir, quelle ironie ! Ils m’avaient remis à ma place, moi qui avais osé aimer Bianca.

J’ai passé les années suivantes à essayer de couvrir la douleur de ces insultes, gravées au fer rouge. Tu sais, j’ai tu pendant tout ce temps mes maux. Et puis, comme si je somatisais tardivement, mes souvenirs ont resurgi, chaque nuit, cinq ans après. J’ai peur, crois-moi, j’ai peur.
Mais en quoi puis-je t’aider, tu me diras ? Au fond, on ne se connaît pas. C’est vrai, tu n’es qu’un lecteur. Un simple lecteur. Tu es peut-être blanc, noir, jaune, rouge... Tu es sans doute ce petit garçon blondinet qui déposait sa pièce de monnaie sur le comptoir, sur la pointe des pieds. Ou bien cette enfant aux yeux bleus et à la peau blanche qui léchait amoureusement sa sucette sur le bord de la route. Ou encore Bianca... On s’est même peut-être déjà vus, toi au milieu des passants. Je sais que tu peux le faire, que tu peux m’aider à grandir. Il faut que tu leur dises, à tous. Il faut que tu leur expliques. La peur n’a pas de couleur, elle touche chacun de nous. Les sentiments non plus. Alors pourquoi, explique-moi, pourquoi haïr quelqu’un qui n’est pas si différent de toi ? Je voudrais oublier et pardonner à ceux qui m’ont détruit. J’aimerais exorciser cette terreur violente de mon corps. Lecteur, les mots n’ont pas de couleur.