La Guerre des Hommes

Écrit par CATTIN Tanguy (2nde, Lycée Lapérouse-Kerichen de Brest), sujet 2. Publié en l’état.

« Je ne sais pas, je sais seulement qu’ils fuient, comme nous »

Il avait raison, nous étions devenus des fugitifs, perdus dans la masse, dépouillés de nos identités.
Nous étions une marée humaine, un groupe compact se déplaçant lentement à la manière d’un nuage.
Une vaste colline se dessinait à l’horizon, elle se dressait seule au milieu de la plaine dans laquelle nous nous trouvions.
Le paysage qui nous entourait était monotone, plat, désert et se prolongeait à perte de vue.
La colline était notre destination, elle abritait dans son relief sinueux et découpé un grand nombre de repères clandestins dans lesquels nous pourrions nous réfugier et où des responsables de la résistance nous prendraient en charge.

Cependant, nous n’étions pas les seuls à fuir et la route était risquée. Des milliers d’Hommes se succédaient sur le long chemin qui menait à la fameuse colline. Ils formaient, dans l’étendue déserte et immaculée de la plaine, une masse mouvante facilement repérable.
Heureusement, nous avions dépassé la frontière depuis plusieurs heures et étions désormais à l’abri de la surveillance ennemie. Cette étape avait été un réel soulagement car, maintenant que nous nous trouvions en zone vierge, nous avions de grandes chances d’atteindre notre but.

La chaleur et la lenteur de la foule rendaient le voyage lassant et fastidieux. Pour vaincre l’ennui, je m’amusais à dévisager les gens qui étaient autour de moi et à imaginer la vie qu’ils avaient pu avoir avant de se retrouver ici, avant d’être contraints de fuir en laissant tout ce qu’ils avaient derrière eux — parfois même leur famille, comme nous —, bien que leur vie ne dût jamais être prospère.
Ils étaient tous différents mais unis par un seul point commun, celui pourquoi nous étions tous là : être Homo sapiens

Il y a 30 000 ans, Homo neanderthalensis avait failli disparaître. Sa population s’était éteinte dans la plupart des régions qu’il occupait, et s’était rétractée dans le sud-ouest de l’Europe. Mais il était rené de ses cendres et avait vu sa population se décupler en quelques millénaires seulement.
Cette survie avait alors provoqué des confrontations directes entre Néanderthal et Homo sapiens, engendrant une sanglante guerre d’espèces, sans précédent, et qui avait abouti a la quasi-extinction des deux peuples.
Mais Neandertal et Sapiens avaient tout de même fini par cohabiter et évoluer en paix, entamant ainsi une lente reconstruction.
Cette harmonie ne dura qu’une petite dizaine de milliers d’années, avant que la guerre ne reprenne et ne replonge une nouvelle fois l’humanité dans le chaos.
Naturellement, une espèce avait pris le dessus.

Avait alors commencé pour les Homo sapiens, une ère de soumission et d’humiliation. Ils avaient été privés de leurs droits élémentaires, spoliés de leurs biens et de leur honneur.

Les néandertaliens les avaient laissé vivre, pourvu que leur existence soit invisible. Ils avaient été parqués dans des ghettos dont ils ne pouvaient sortir qu’avec une autorisation mandatée, très rarement délivrée. Ils n’avaient accès ni à l’éducation, ni à l’emploi et devaient se débrouiller pour nourrir leur famille. Ainsi, la plupart d’entre eux se retrouvaient à explorer les décharges — auxquels les néandertaliens leur avaient gracieusement autorisé l’accès —, dans l’espoir de trouver des vivres et du mobilier qu’ils ne pouvaient se procurer autrement.
Homo neanderthalensis, qui craignait alors des rébellions, avait interdit les regroupements et avait instauré des brigades spécialisées chargées de surveiller les ghettos et d’arrêter ceux qui transgressaient le règlement.

Durant l’année qui avait précédé notre départ, le gouvernement avait changé. Les nouveaux dirigeants néandertaliens avaient alors décidé que les Homo sapiens n’avaient plus le droit de vivre sur leurs terres, et qu’ils devaient partir, quitter leurs camps et fuir.
Cette décision provoqua chez certains de leurs concitoyens une insurrection qui fut promptement et sévèrement réprimée ; il faut effectivement reconnaître qu’il y avait, chez certains Homo neanderthalensis, une lueur d’humanité qui les poussait parfois à s’élever contre le sort qui nous était infligé.

Les Homo sapiens, quant à eux, n’avaient eu d’autre choix que de s’enfuir, comme nous l’avions fait. Cependant, certains avaient tenté de rester et de protester, pour ne pas abandonner le peu de choses qu’ils avaient eu le droit de posséder, ou parce qu’ils n’avaient plus la force de fuir, de vivre dans le mutisme et la crainte.
Nos parents étaient de cela.

Les néandertaliens les ont tués.

Nous arrivâmes à la colline juste avant que le soleil ne disparaisse derrière l’horizon. C’était une bonne chose, les nuits étaient froides ici. L’entrée du refuge se situait à une altitude assez élevée, non loin du sommet. On y grimpait au moyen d’un escalier étroit et glissant, taillé dans la roche.

Nous y parvînmes une dizaine de minutes plus tard. Une grande porte métallique s’ouvrait sur un hall. Un hall spacieux saturé de migrants qui attendaient depuis plusieurs heures de se faire enregistrer et obtenir une place dans le refuge.
Nous aussi allions attendre. Jusqu’à ce que ce soit à notre tour de s’asseoir à l’une des tables disposées dans le fond. Un bénévole nous accueillerait, il récolterait les informations nécessaires, telles que notre état civil ou notre ville d’origine. Enfin, il nous attribuerait un numéro de dortoir et un lit, sur lequel nous dormirions pendant plusieurs années.

Ces dortoirs étaient en fait des cavités froides, creusées dans la colline et dans lesquelles s’entassaient des centaines de lits. Elles étaient reliées par des couloirs sombres et exigus, parcourus de longues canalisations de cuivre dégoulinantes et tachetées de vert-de-gris. L’atmosphère y était sinistre, austère et l’humidité ambiante leur conférait une odeur putride insupportable.
Les lits, quant à eux, n’étaient pas à proprement parler des lits, mais plutôt de vulgaires cadres de ferraille jonchés de planches de bois, auxquels nous avions fini, malgré tout, par nous habituer.

La vie en communauté aussi avait été un apprentissage long et fastidieux, pour nous qui n’avions fréquenté que très peu de monde en dehors de notre cercle familial. Nous apprenions à nous de passer de moments d’intimité, à faire confiance, et à partager le moindre instant de vie avec des gens, que parfois, nous ne connaissions même pas.
Bien que nous ayons tissé des liens, et que nous étions malgré tout heureux dans le refuge, il nous arrivait d’être nostalgiques du temps d’avant, de celui où nous avions des parents.

Lorsque vint la septième année, mon frère eut dix-huit ans. On lui proposa alors de rejoindre les rangs de la résistance et combattre pour les droits des Homo sapiens. J’aurais tant voulu qu’il refuse, qu’il n’aille pas risquer sa vie dans un combat vain, dans cette lutte perdue d’avance, j’aurais tant voulu qu’il reste encore un peu auprès de moi. Mais il accepta.
Il fut alors soumis à de nombreux tests physiques, psychologiques et médicaux, puis à une formation militaire de six mois.
Il fut affecté aux missions de sabotage, souvent confiées aux nouveaux arrivants. Celles-ci étaient périlleuses mais il n’avait pas peur. Mon frère avait toujours été un téméraire, un aventureux déterminé. Mais c’était surtout un garçon vif, drôle et sagace qui rêvait de justice. C’était pour ça qu’il s’était engagé, il rêvait de justice.

Lors de ses jours de service, il se réveillait avant le lever du jour et se levait sans bruit, soucieux de n’importuner personne. Il enfilait son costume dont il était si fier, déposait un baiser sur mon front puis s’en allait, alors que je dormais encore d’un sommeil profond. Le soir il revenait, exténué mais heureux d’avoir le sentiment d’avoir été utile et d’avoir accompli la mission qu’il se donnait.

Chaque jour, ce manège recommençait, il partait en me laissant dans l’angoisse de ne jamais le revoir, de le perdre à jamais comme nous avions perdu nos parents.
Il tentait de me rassurer, et le matin alors que je dormais encore, il partait en me promettant de revenir. Seulement, une fois il mentit. Il n’était pas revenu et ne reviendrait plus.

Les néandertaliens l’ont tué.

Cette perte m’anéantit. Mon frère était tout ce qu’il me restait, mon seul repère. Après la mort de nos parents, il avait courageusement endossé le rôle d’un père de substitution qui m’avait toujours protégé. Aujourd’hui, je me retrouvais seul.
Un soir, alors que je pleurais, un vieil homme s’approcha de moi. Il posa sa main sur mon épaule et me fixa de ses yeux gris et vides, puis il prit la parole :
« Tu ne dois pas pleurer, ici on ne pleure pas. Tu dois sécher tes larmes, te relever et te battre, pour que leur sacrifice ne soit pas vain. »

Il avait raison, il fallait que je me batte comme l’avait fait mon frère. Je sentais grandir en moi une haine immense envers ceux qui m’avaient tout pris.
J’avais changé d’avis, alors que j’émettais auparavant des doutes quant à la nécessité de la guerre que nous menions, je la trouvais désormais vitale. Nous ne pouvions pas nous laisser persécuter sans réagir, nous soumettre et nous taire seulement parce que c’était ainsi. Les néandertaliens avaient fait de notre vie un combat, une lutte permanente. Ils avaient décimé des milliers de familles et devaient maintenant payer.
Il me restait deux ans avant de pouvoir m’engager dans l’armée sapienne. Deux longues années durant lesquelles je pourrais me préparer avant d’assouvir ma vengeance.

Les deux ans avaient passé. Le grand jour était arrivé, celui des tests d’entrée dans la résistance. Ils servaient à s’assurer que nous étions aptes à combattre. Ils consistaient en un entretien psychologique, une série de tests physiques et d’analyses médicales. J’étais trapu, petit, assez musclé et en bonne santé, les tests devaient être une formalité.

Pourtant, le lendemain, les médecins me convoquèrent. Il y avait un problème. Ils étaient pâles et embarrassés, le visage blême. L’un d’eux se lança et m’expliqua.Tout s’effondra autour de moi et le sol sembla se dérober sous mes pieds.
Lors des analyses, ils avaient constaté que mon génome ne correspondait pas à celui des Homo sapiens. Les résultats étaient formels. Un second médecin prit la parole. Il résuma la situation en une phrase qui eut en moi l’effet d’un coup de poignard.

« Vous êtes un néandertalien »