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Deux fois le même nuage

Al Manar

Le poids d’un nuage

Ce n’est pas facile d’écouter aux portes, à toutes les portes, même celles que vos frères fracassent à coup de crosse. Ce n’est pas facile de vivre entre deux portes, la Nakba et la Shoa, deux camps, deux terres, surtout quand les deux terres sont la même. Ce n’est pas facile de faire partie des bourreaux quand on est du côté des victimes qui sont aussi parfois des bourreaux. Ce n’est pas facile d’être israélienne en Israël quand on écoute aux portes, fenêtres ouvertes. Suppose, dit Tal Nitzan que tu n’aies pas d’autre côté pour te reposer de la douleur… cette douleur qui a besoin de toi et à laquelle tu dois te donner entièrement. Pourquoi, se demande le lecteur, en parcourant ce livre pas à pas, page à page - dont nous pourrions citer plusieurs pages - pourquoi sommes-nous remués, remués comme remue le couteau dans la plaie. La vieille plaie d’où nous sommes nés, étrangers sur la terre… promise. Y aura-t-il toujours un peuple de trop sur la terre ? Hier les Juifs, aujourd’hui les Palestiniens ? Et toujours, toujours les mêmes êtres humains qui ont froid, faim, rient, pleurent, aiment, haïssent et aiment encore jusqu’a la fin des temps. Et parce qu’ils aiment trop, ils haïssent trop.
C’est au centre de ces questions, au cœur de la cible que Tal Nitzan a écrit ses poèmes, tendus entre deux pôles, deux peuples. Ils marchent sur une seule langue, vieille comme le monde, profonde, profonde comme l’écho qu’elle a dans ma langue. J’entends ici brûler les larmes dans les rires, l’enfant dans l’adulte qui se souvient qu’une fois un serpent est entré dans le jardin d’enfants et qu’elle n’avait peur que des enfants.
Plus tard ce même enfant dira : quiconque porte dans sa chair son chagrin comme un noyau, /même le plus léger effleurement d’une main, un signe de tête/à l’entrée d’un immeuble, dépasse ce qu’il peut supporter. Et il ajoutera : Je sors la tête de l’eau et je sais que maintenant je devrais crier « Au secours » avant de couler à nouveau, mais j’ai oublié dans quel pays je me trouve et dans quelle langue je suis supposé crier.
Voilà où nous en sommes dans ce livre dont chaque phrase, chaque vers se tient par le suivant comme pour ne pas tomber la tête la première dans le vide. Ainsi ils font poème, leurs poèmes, si fragiles qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour avancer et nous murmurer que la lumière s’allumera derrière le dernier mot. Car malgré tout ce qu’elles énoncent en plein jour, ces paroles tiennent debout en pleine nuit. Car Que pourrais-je te dire d’autre, disent-elles encore :

Que dans ma pauvreté tu es le trésor caché
hors de portée de leurs mains.

Que dans ta pauvreté je voudrais être le trésor caché
hors de portée de leur pensée.

Comme si la lumière avait le dernier mot…

Yvon Le Men