L’édito de Michel Le Bris

Où allons-nous ?

La France a changé, en ce mois de janvier. Comme si le monde et ses tumultes, son cortège d’horreurs, s’étaient soudainement rapprochés, avaient fait irruption là où ne l’imaginions pas, jusqu’au plus intime de chacun et nous savons bien, dans le fond, que nous ne pourrons pas continuer très longtemps à nous payer de mots. « Être Charlie », aujourd’hui, c’est d’abord cela : ne plus se payer de mots.

Ces semaines tragiques auront révélé ce que nous savions depuis longtemps, les fractures qui travaillent la société française, l’effritement du lien social, la réalité de groupes humains qui s’observent, se méfient les uns des autres, ne s’aiment plus, mais, moins attendu peut-être, elles auront aussi apporté une réponse venue des profondeurs du pays, le 11 janvier : cette France qui envahissait tout l’espace, n’en finissait pas de déborder en un élan irrépressible, elle était « une » dans sa multiplicité assumée, de culture et de croyances, une et plurielle, mais bien loin de tout « communautarisme » – en cela encore une fois en avance sur nos politiques, dont les catégories mentales n’auront jamais paru si obsolètes. Et c’est tout à la fois de ses fractures et de cette réponse du 11 janvier qu’il faut partir si nous voulons reconstruire un « être ensemble ».

Sur ce point, écrivains et artistes ont des choses à dire. Parce qu’en ces débats c’est une vision de nous-mêmes et des autres qui se trouve engagée. Que porte la culture. Qui se dit à travers les œuvres des artistes. Pour nous rappeler que nul n’est réductible au « produire » et au « consommer », et qu’il est en chacun une autre dimension, de grandeur, qui le fait homme et le fait libre. Ce que nous affirmons ici obstinément depuis notre création, il y a de cela 25 ans.

« Être Charlie », pour nous, c’est moins de dévider des banalités sur la liberté d’expression, de continuer à nous croire les détenteurs de l’universel, de brandir à tout propos comme de commodes talismans « République » et « laïcité », que d’oser penser une France toute à la fois une et plurielle, refuser les conformismes, les moulins à prières des idéologies, se risquer dans ce monde qui vient sans tabou ni œillère, pour apprendre de lui, en mettant entre parenthèses nos a priori. C’est ainsi que nous avons construit cette édition, autour de cette interrogation : « Où allons-nous ? »

Nous fêtons cette année notre 25e anniversaire. 25 années d’une aventure humaine et intellectuelle exceptionnelle, avec cette conviction, dès le départ, qu’un nouveau monde venait, qui nous imposerait un changement de coordonnées mentales, et qu’en ces périodes encore plus qu’en l’ordinaire des jours, ce sont les écrivains, les artistes, qui disent l’inconnu de ce qui vient. Cette conviction nous aura projeté aux quatre coins du monde, aura fait du festival un formidable laboratoire d’idées. L’album que nous publions, auquel se sont associés une soixantaine d’écrivains et de photographes en porte témoignage.

Où allons-nous ? Il nous semble, à parcourir cette histoire, que les idées nées de ces milliers de rencontres, ou éprouvées au feu de ces débats, aidaient à dessiner quelques-uns des contours de ce monde nouveau. Et que la meilleure manière de fêter cet anniversaire, plutôt que de se tourner vers le passé – tous ceux qui ont fait ce festival sont là, près de nous, restés vivants dans notre cœur comme dans celui du public – était de s’efforcer, une fois de plus, de se tourner vers ce monde qui vient, ce monde déjà là, pour en préciser un peu plus les traits, sans se payer de mots.

« Être Charlie » pour nous, aujourd’hui, c’est d’abord cela : la fidélité à ce que nous sommes.

Michel Le Bris