Innocence

Écrit par Mona Boulay, incipit 2, en Seconde au Lycée Colbert de Torcy à Sablé sur Sarthe (72). Publié en l’état.

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel qu’était la guerre.
Le sifflement des obus leur frôlait les oreilles. La mère avançait tout de même, cachant les yeux de la petite. Elle ne voulait pas que son regard tombe sur ce corps encore jeune qui pourrissait, ni sur cette vieille femme qui pleurait et parlait seule au crépuscule. Le ciel ne lui répondrait pas. La mère serra les poings. Elle continuait sa route, enfonçant ses pieds nus dans la terre humide et triste. Elle se raccrochait à la faible respiration de sa fille, à la manière dont ses petits bras agrippaient son cou, et à la façon dont ses jambes maigres enserraient sa taille. La mère oubliait le reste. Elle laissait de côté l’odeur écœurante qui lui léchait violemment le nez, et même le regard défiant, vide et amer que jetait les anciens visages vers les nuages de grêle. Elle voulait retrouver la poupée, pour ne pas que l’enfance de sa fille ne disparaisse avec ce bout de chiffon.
La mère ne put cependant s’empêcher de se retourner rapidement, et aperçut sa maison déchirée par les flammes. La toiture s’écrasa à terre en silence. Aucunes larmes ne vinrent s’additionner à celles qui coulaient déjà. Dans sa tête défilèrent les souvenirs d’une vie de famille heureuse et banale. Elle décida de les oublier, de ne plus y penser. Pour le moment, il fallait retrouver la poupée.
Elles arrivèrent enfin sur le virage, le cœur de l’enfant battant faiblement. Ses doigts s’entortillaient autour des cheveux de la mère. Elles fouillaient les lieux du regard. La boue mâchait les restes humains et dévorait les derniers contours de la vie. La femme vit une forme blanchâtre et molle sur la terre. Elle s’approcha. Lorsque ses yeux tombèrent sur ce qu’elle avait prit pour la poupée, elle s’aperçut de son erreur. Ce n’était qu’une chemise déchirée, tâchée de sang et de désespoir.
Une vulgaire chemise blanche, immaculée.
Elle chuta, abattue.

Une main attrapa sa cheville. Une main abîmée, terreuse, sortie de l’ombre. Une main qui serrait si fort que ses ongles percèrent la peau. L’espoir a une poigne de fer. La mère posa ses yeux sur cette chose qui la retenait. Des orbites vides la fixaient, absorbant tout sur leur passage. Le gémissement continu qui se frayait un passage entre deux lambeaux de chair lui glaça le sang. La fille hurla. La mère aussi. La forme humaine finit par lâcher prise, sur la femme, sur la vie. Elles partirent en courant.
La nuit tombait, irréelle et glacée. La lune se reflétait à la surface des flaques rougeâtres. Son éclat s’excusait d’exister dans cet enfer, et les étoiles, honteuses, se dissimulaient derrière le brouillard. La mère, essoufflée, ne les pardonna pas. Elle entendait sans discontinuer les cris des vivants, les murmures des blessés, et le silence des morts.

  • Elle est où ma poupée ?
    La mâchoire de la femme se serra. Ses paupières tombèrent lourdement sur ses yeux.
  • On va la trouver... On va la trouver.
    Sa voix se désagrégeait, alors qu’elle la voulait convaincante. Ce qu’elles allaient trouver c’était la désolation, l’horreur et la mort. Rien d’autre. Mais la mère se remit en marche.
    Elle se mit à penser aux glaces qu’ils mangeaient tous ensemble l’été et qui coulaient sur leurs mentons. Elle se souvint du craquement des pas de son mari, lorsqu’il allait chercher leurs vieux pulls au grenier. Elle se rappela de l’odeur de la petite mallette en cuir, dans laquelle elle rangeait les photos de sa fille. Elle aimait les regarder le soir, quand tout le monde dormait, au clair de lune...
    1
  • J’ai froid maman.
    L’enfant tremblait. La mère resserra son étreinte, entoura le petit visage dans son col, enfila les minuscules pieds dans ses manches, et s’enfonça dans l’immense chaos. La douce sensation que lui insufflaient ses souvenirs s’était éteinte, laissant place à l’angoisse. Les coups de feu redoublèrent d’ardeur. Elles étaient seules.

Les tirs chahutaient, les canons se défiaient, les obus s’entrechoquaient. Elle ne sut pas différencier les deux fronts et se demanda même si, dans ces limbes, on appartenait encore à un camp. Peut-on justifier ce qu’elle avait devant les yeux ? Tous ces morts, toutes ces ombres … Que dirait-on aux orphelins ? « Sois fier de ton père, il est tombé pour ta patrie » ? De qui seront-ils fiers, sinon d’inconnus... ? La mère sentait monter en elle cette rage sourde, qui vous saisit lorsque l’absurdité devient insupportable. Elle allait retrouver cette poupée, qu’ils voient tous que l’innocence existe, et qu’elle se débat.
L’enfant semblait s’endormir, ses yeux se fermèrent délicatement, ses cils sellèrent ses paupières et son souffle se fit presque muet. La mère fourra son nez dans le cou accueillant de sa fille. Ses cheveux glissèrent vers le visage rougi, timide et candide qui lui réchauffait la poitrine. Un petit sourire naquit aux coins de ses lèvres. Sa fille était avec elle, blottie dans ses bras. Elle voulut que cet instant dure pour toujours, mais déjà la froid commençait à la ronger. Elle voulut lui dire qu’elle l’aimait, mais ses lèvres étaient collées. Elle voulut vivre, mais la mort hantait la colline.

Là. La mère aperçut soudain la poupée. Elle était là, en contre bas. Elle courut, soudain aspirée par ce bout d’enfance égaré. Ses jambes s’élancèrent, suivies par son corps fatigué. Elle reconnut les petites tâches sur les extrémités des membres et les yeux boutonneux de l’innocence de sa fille. Elle courrait, maintenant l’enfant contre son buste. Le paysage autour d’elle était flou, elle ne distinguait plus rien. Elle y était.

  • Regarde ma chérie, regarde ce que maman a trouvé…
    Elle secoua légèrement le corps de la petite. L’enfant ne répondit pas. La mère caressa ses cheveux blonds platine, et répéta :
  • Chérie… Réveille-toi. Regarde.
    Elle se baissa pour ramasser la poupée et la brandit devant sa fille. Ses yeux ne s’ouvrirent pas.
  • Ma puce ?
    La mère agita encore l’enfant. Elle ne réagit pas. La femme lui passa une main dans le dos pour la redresser. Ses doigts se tachèrent de rouge.
  • Ma chérie, réveille-toi !
    Le sang avait coulé sur son avant-bras.
  • Réveille-toi je t’en supplie !
    L’enfant ne se réveilla pas. La mère s’écroula à terre, lui criait « Réveille-toi ! Réveille-toi ! ». Sa voix se brisa.
    Autour d’elle des soldats observaient. Les deux fronts se rassemblèrent. Tous regardaient cette femme, détruite. Leurs larmes coulaient en silence. On jeta une arme. Les autres suivirent. Des genoux tombèrent à terre. Ils pleuraient sur leur humanité disparue. La femme hurlait. Les hommes s’avancèrent, vinrent à ses côtés. Elle se laissa aller. L’innocence de chacun prenait le dessus sur le reste.

Dans un bis-plan tricolore, un soldat repéra un amas humain au pied de la colline de Verdun. Il ajusta sa position et vérifia son stock de bombardement.

  • Parfait.