Quand Sur la route de Jack Kerouac est sorti en 1957, je n’avais pas encore dix ans, on lançait la chienne Laika et des spoutniks dans l’espace. Sur le même moule, on forgeait les mots « beatniks, jazzniks, bopniks, bugniks » pour désigner tous ceux qui se jetaient sur les routes du monde afin d’en faire un nouvel usage. La littérature beat était à la grande littérature ce que le rock’n’roll était à la musique classique, ou encore la Nouvelle Vague au cinéma français d’avant-guerre. A seize ans, j’ai trouvé une édition de poche de On The Road sur un tourniquet de gare et c’est dans ce livre que j’ai appris l’anglais. Faute de jamais rencontrer Jack Kerouac, mort en 1969 (sa mort fit un entrefilet), j’ai rencontré plusieurs protagonistes de la légende beat : ils me rendaient une face de ma propre histoire, de notre histoire devrais-je dire, tant l’Europe d’après-guerre a été marquée par la contre-culture américaine. C’est ainsi que j’ai partagé dans sa cuisine du Low East Side le repas bio d’Allen Ginsberg (Carlo Marx dans Sur la route), passé une après-midi à Beverly Hills chez Timothy Leary, retrouvé en Oregon Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou et le héros du Kool Acid Test de Tom Wolfe. Une autre fois, j’ai roulé à bord d’une Chevy avec LuAnne Henderson au volant (elle est Marylou dans Sur la route), rendu visite à Carolyn Cassady (Camille dans Sur la route) ainsi qu’à Joyce Johnson (petite amie de Kerouac dans Desolation Angels), trois des beat women qui ouvrirent leur lit au timide Jack. [...] Kerouac se veut un running Proust, un Proust en mouvement, déterrant la sensation au bord de la route, tout en sachant que la littérature n’est qu’un jeu d’échos, infinis, borgésiens – qui s’efforce tant bien que mal de donner forme à l’expérience humaine. La route de Kerouac ? Elle ne s’arrête pas à San Francisco. C’est une voie lactée – où marchent des clochards célestes, vous, moi, peut-être. Elle monte vers le ciel. Kerouac est mentalement sur la route, bien plus que physiquement – d’ailleurs, il a très peu voyagé. Si son oeuvre séduit, c’est qu’elle donne envie de battre du pied, elle flanque au lecteur l’impression que vivre, lire et écrire sont une seule et même chose, la plus excitante de toutes. C’est d’autant plus fort que Kerouac n’a rien à dire, pas plus que Van Gogh n’a à montrer autre chose que des tournesols, ou Monet des nymphéas. Mais dans son écriture subsiste l’incandescence du Verbe quand Dieu a disparu : on goûte la langue, on l’éprouve, on l’explore dans ses multiples résonnances. Elle est notre salut. Faire vibrer la langue, c’est faire vibrer la vie.