Qui était mon père ? Un homme doux, mystérieux, sans pitié.
J’ai passé mon enfance auprès d’un inconnu que j’aimais, admirais, dérangeais.
Je m’étais trompé de famille, disait-il avec ironie, comme s’il regrettait de m’avoir engendré.
Cette phrase me blessait. Moi qui voulais seulement devenir ce qu’il était ou personne : avoir ses yeux bleus,
ses mains, sa taille de géant, son talent. Il est parti en emportant ses secrets, presque tous. Mon père détestait « l’automobile », sa bête noire, un progrès devenu fléau. Il n’avait pas le permis de conduire, évidemment non !
Il traversait l’existence à pied.
Bien obligé, parfois, il prenait les transports publics, le train, l’avion, ou des cargos du bout du monde, pour son plaisir, alors absent des mois entiers.
À la maison, je n’en dormais plus, j’avais peur que les avions tombent, que les bateaux coulent, que le téléphone sonne en pleine nuit. Il a fini par sonner, d’ailleurs, mais ce n’était pas pour lui…
Un homme aux semelles de vent, comme dit l’autre, un père aux dix mille horizons. Marcher, c’est être libre, expliquait-il à ses enfants, la marche ne doit d’allégeance à aucun seigneur. Qui l’aime le suive : on marchait sur ses pas, lui toujours en avant d’une foulée. Entendait-il protester, la foulée s’allongeait. Tout en marchant, il s’adressait au monde entier qui venait à sa rencontre, aux arbres, aux animaux, aux frères humains. Une fois par semaine, aussi rituellement qu’il allait à la messe, il partait se ressourcer en forêt. L’été, les randonnées se faisaient croisières terrestres avec Rolf, son ami d’enfance, grand marcheur suédois.
Le Paris-Brest les emmenait à Laval, et leurs grands pieds avides au bord de l’océan, via les monts, les forêts et les grèves.