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Fantômes

Gallimard

Fantômes “Les cris l’appelaient. Telles des flèches sonores, ils traversaient tous les autres bruits du soir dans le centre d’Oslo, le ronronnement régulier de la circulation sous les fenêtres, la sirène lointaine qui montait et descendait, les cloches de l’église qui venaient de se mettre à sonner. C’était maintenant, le soir, et éventuellement juste avant le lever du soleil, qu’elle partait en chasse de nourriture. Elle promena son nez sur le lino sale de la cuisine. Enregistra et classa à toute vitesse les odeurs en trois catégories : comestibles, menaçantes, ou superflues pour la survie. Le parfum âcre de la cendre de tabac. Le goût doucereux et sucré du sang sur un tampon d’ouate. La senteur amère de la bière dans une capsule Ringnes. Des molécules de soufre, de salpêtre et de dioxyde de carbone montaient d’une douille métallique vide adaptée à une balle de 9 mm – 18 mm, appelée simplement Malakov d’après le pistolet pour lequel le calibre avait été conçu à l’origine. La fumée d’un mégot encore fumant, à filtre jauni et papier noir frappé de l’aigle impériale russe. Le tabac était comestible. Et là : un parfum d’alcool, de cuir, de graisse et d’asphalte. Une chaussure. Elle la renifla. Constata que ce n’était pas aussi facile à manger que le blouson dans le placard, celui qui sentait l’essence et l’animal pourrissant dont il était fait. Le cerveau de rongeur se concentrait maintenant sur la façon de franchir l’obstacle devant elle. Elle avait essayé par les deux côtés, tenté de glisser son corps de vingt-cinq centimètres et de moins de cinq cents grammes, en vain. L’obstacle était sur le côté, dos au mur, et il l’empêchait d’accéder au trou vers son nid et ses huit nouveau-nés aveugles et nus qui réclamaient ses mamelles de plus en plus bruyamment. La montagne de viande sentait le sel, la sueur et le sang. C’était une personne. Une personne encore vivante ; des oreilles très sensibles lui permettaient de distinguer de faibles signaux cardiaques sous les hurlements affamés de ses petits. Elle avait peur, mais pas le choix. Nourrir ses petits passait avant n’importe quel danger, au prix de tous les efforts, devant tous les autres instincts. Elle s’immobilisa donc le nez en l’air, dans l’attente de la solution. Les cloches sonnaient en rythme avec le cœur de l’individu. Un coup. Deux. Trois, quatre... Elle exhiba ses dents de rongeur. »

Fantômes

Gallimard - 2013

Fantômes “Les cris l’appelaient. Telles des flèches sonores, ils traversaient tous les autres bruits du soir dans le centre d’Oslo, le ronronnement régulier de la circulation sous les fenêtres, la sirène lointaine qui montait et descendait, les cloches de l’église qui venaient de se mettre à sonner. C’était maintenant, le soir, et éventuellement juste avant le lever du soleil, qu’elle partait en chasse de nourriture. Elle promena son nez sur le lino sale de la cuisine. Enregistra et classa à toute vitesse les odeurs en trois catégories : comestibles, menaçantes, ou superflues pour la survie. Le parfum âcre de la cendre de tabac. Le goût doucereux et sucré du sang sur un tampon d’ouate. La senteur amère de la bière dans une capsule Ringnes. Des molécules de soufre, de salpêtre et de dioxyde de carbone montaient d’une douille métallique vide adaptée à une balle de 9 mm – 18 mm, appelée simplement Malakov d’après le pistolet pour lequel le calibre avait été conçu à l’origine. La fumée d’un mégot encore fumant, à filtre jauni et papier noir frappé de l’aigle impériale russe. Le tabac était comestible. Et là : un parfum d’alcool, de cuir, de graisse et d’asphalte. Une chaussure. Elle la renifla. Constata que ce n’était pas aussi facile à manger que le blouson dans le placard, celui qui sentait l’essence et l’animal pourrissant dont il était fait. Le cerveau de rongeur se concentrait maintenant sur la façon de franchir l’obstacle devant elle. Elle avait essayé par les deux côtés, tenté de glisser son corps de vingt-cinq centimètres et de moins de cinq cents grammes, en vain. L’obstacle était sur le côté, dos au mur, et il l’empêchait d’accéder au trou vers son nid et ses huit nouveau-nés aveugles et nus qui réclamaient ses mamelles de plus en plus bruyamment. La montagne de viande sentait le sel, la sueur et le sang. C’était une personne. Une personne encore vivante ; des oreilles très sensibles lui permettaient de distinguer de faibles signaux cardiaques sous les hurlements affamés de ses petits. Elle avait peur, mais pas le choix. Nourrir ses petits passait avant n’importe quel danger, au prix de tous les efforts, devant tous les autres instincts. Elle s’immobilisa donc le nez en l’air, dans l’attente de la solution. Les cloches sonnaient en rythme avec le cœur de l’individu. Un coup. Deux. Trois, quatre... Elle exhiba ses dents de rongeur. »


Le sauveur

Gallimard - 2007

Des mondes en noir

Les cafés littéraires en vidéo
Avec José Eduardo AGUALUSA, Craig DAVIDSON, Jo NESBO, Ken BRUEN - Saint-Malo 2007

Avec José Eduardo AGUALUSA, Craig DAVIDSON, Jo NESBO, Ken BRUEN