« Nous sommes les deux plus grands peintres de notre temps, toi dans le genre égyptien et moi dans le genre moderne ». Ainsi s’adressait à Picasso celui que l’on qualifia de « primitif moderne », véritable autodidacte dont la peinture, naïve, quasi « brute », rallia les Fauvistes et impressionna les Surréalistes. De La Bohémienne endormie, chef-d’œuvre fascinant du Douanier Rousseau (1897, MoMA, New York), Hubert Haddad tire un récit onirique qui restitue toute la magie d’une peinture à jamais ouverte sur l’infini. Veillée par la pleine lune – dans le faux jour intense d’un crépuscule étoilé –, la bohémienne, sous le masque nocturne de son visage en étrange gémellité avec la gueule du grand lion pacifique, semble rêver de la violence d’aimer… Henri-Julien-Félix Rousseau naît à Laval en 1844, d’un père ferblantier et d’un arrière-grand-père ancien colonel d’Empire et gouverneur militaire de Sélestat. Passionné de musique et de poésie, il monte à Paris en 1869, où il épouse Clémence Boitard, dont il aura 9 enfants. En 1871, il obtient un emploi à l’Octroi de Paris, qui lui vaudra son surnom. Convaincu de sa singularité artistique, il obtient en 1884 sa carte de copiste du Louvre et expose pour la première fois au Salon des Indépendants (il y exposera sans discontinuité de 1886 à 1910), où il sera remarqué par Paul Signac, Paul Gauguin, Odilon Redon, Georges Seurat et Camille Pissarro. Sa femme meurt en 1888 et malgré ses difficultés financières il quitte l’Octroi en 1893 pour se consacrer à la peinture. Il peint en 1897 La Bohémienne endormie, qu’il tente de revendre sans succès à sa ville natale. Il se remarie en 1899 avec Joséphine Noury qui mourra elle aussi quatre années plus tard. L’inspiration exotique de ses tableaux, selon Apollinaire, viendrait d’un voyage de Rousseau au Mexique pendant son service militaire, que rien ne vient pourtant attester. Coloriste original jouant avec la perspective, Rousseau emplit ses tableaux d’un exotisme onirique, une poésie visuelle, « naïve », dans laquelle le rêve tient lieu de réalisme. Il se lia d’amitié avec Alfred Jarry, qu’il hébergea pendant un temps, avec Apollinaire, Blaise Cendrars et André Breton, qui l’encouragèrent peut-être à écrire les quelques pièces de théâtre et poèmes qui ne marquèrent pourtant pas la postérité. Il meurt à l’hôpital Necker en 1910. Sa dépouille fut d’abord jetée dans la fosse commune avant que Armand Queval, Robert Delaunay et Guillaume Apollinaire ne se mobilisent pour lui garantir une sépulture, sur laquelle Apollinaire fit gravir une épitaphe « (…) Laisse passer nos bagages à la porte du ciel / Nous t’apporterons des pinceaux, des couleurs, des toiles / Afin que tes loisirs sacrés dans la lumière réelle / Tu les consacres à peindre comme tu tiras mon portrait / La face des étoiles. »