Savoir ce qu’il en fut pour de vrai de la vie d’Edgar Poe, à propos de laquelle courut jusqu’à nos jours une légende noire (folie, drogue, délire alcoolique, cruauté morbide), importe peut-être au moins autant au lecteur de langue française qu’à celui de New York ou de Boston : instauré poète maudit par Baudelaire, Poe fut en quelque sorte « naturalisé » par la vieille Europe, et la critique depuis lors, de Mallarmé aux surréalistes, le cinéma d’Epstein à Fellini, pour ne rien dire de la psychanalyse, n’ont fait qu’accentuer ce sentiment un peu indu d’appropriation. Américain, Poe le fut pourtant, et jusqu’au bout des ongles, ainsi que le révèle avec patience et passion Georges Walter, qui a poussé le scrupule jusqu’à visiter tous les lieux que fréquenta de son vivant le poète. Quant à la prétendue démence de l’auteur de La Chute de la maison Usher, l’on aura ici la preuve qu’elle fut d’abord une invention de ses ennemis (on ne se faisait pas de cadeau, dans cette Amérique des pionniers où l’esprit de conquête justifiait à peu près toutes les violences — y compris celles qui se commettaient au nom des ligues de vertu). Poe, en vérité, ne fut jamais fou que d’écriture. « Poète », à ses yeux, ne signifiait rien d’autre que : homme qui déchiffre. Un métier qui, selon lui, exigeait tout au contraire vigilance et lucidité. Or chacun sait que la clairvoyance, en-deçà comme au-delà de l’Atlantique, est un vice qui peut coûter cher. Il reste que toute enquête sur cet aventurier de l’esprit, contemporain des chercheurs d’or de la Californie, se heurte aux réalités d’une existence épouvantable. Orphelin de deux acteurs faméliques, élevé en petit aristocrate par un négociant en tabac de la Virginie esclavagiste, il s’enfuit, à dix-huit ans, pour s’engager dans l’armée, puis dans le journalisme. Mercenaire de plume pendant vingt ans, inventeur infatigable dans tous les domaines, du conte à hérisser les cheveux au récit policier, de la fiction scientifique au poème cosmique, à la fois critique incorruptible et mystificateur impénitent, trois fois rédacteur en chef, il se trouve condamné, en dépit d’un moment de gloire, au mépris, à l’insulte, à la misère. Enivré par des agents électoraux, le gentleman virginien agonise à quarante ans sur un trottoir de Baltimore. Ses livres lui ont rapporté trois cents dollars. L’avenir n’arrête pas de lui verser le solde. Dans les États-Unis du XIXe siècle où le chemin de fer et la grande presse effacent les Cheyennes et les bisons, et dans les villes d’aujourd’hui marquées par son passage, Georges Walter a suivi la piste de cet Indien sans tribu qui voulut vivre jusqu’au bout de la nuit son rêve lucide et secret. Qu’il en profite au passage, preuves minutieuses à l’appui, pour décapiter une dizaine de légendes tenaces (Poe le pervers, Poe l’ivrogne, Poe le dandy fainéant, le voyou, le nécrophile, l’incestueux) montre assez que sa biographie — la première en français à ce jour —, était une entreprise nécessaire. Que l’ouvrage en question se lise, outre cela, comme un roman policier qui vous tient sept cents pages d’affilée le souffle court (alors qu’il tourne résolument le dos à toutes les commodités de la biographie « romanesque ») est une politesse assez rare pour être soulignée. C’est que G. Walter emprunte à Poe lui-même le secret de construction de son livre : une enquête, au sens le plus rigoureux du mot (au sens où l’entend, par exemple, le génial Dupin dans La Lettre volée —, autrement dit une investigation qui ne laisse rien dans l’ombre… et qui se méfie surtout des fausses évidences). Ce qui nous vaut, entre autres indices exhumés, un choix de lettres en partie inédites en français qui balaient à elles seules les trois-quarts de ce que nous croyions savoir sur Poe. A l’issue de quoi l’auteur du Corbeau nous apparaît sous un éclairage totalement neuf : non plus le névropathe victime de quelque obscure malédiction, mais le champion de la provocation inspirée, le prince de l’impertinence et de la « non-correction », que l’Amérique des bien-pensants liquidera pour pouvoir dormir tranquille. Jamais Edgar Poe, à tout prendre, n’a été aussi proche de nous que dans ces pages… Réédition de la grande biographie que Georges Walter (en 1991) consacra à Edgar Poe : un événement littéraire salué alors par une presse considérable… et un classique qui a sa place obligée dans toutes les librairies dignes de ce nom.